Attentat du 6 avril 1994 : l’instruction qui empoisonne les relations franco-rwandaises

Avec la relance de l’enquête française sur l’attentat contre le président rwandais Juvénal Habyarimana en 1994, les relations entre Paris et Kigali ne tiennent de nouveau plus qu’à un fil. Jeune Afrique revient sur la genèse de cette tension.

Les débris du Falcon 50 de Juvénal Habyarimana, dans l’enceinte de sa résidence. © Archives J.A.

Les débris du Falcon 50 de Juvénal Habyarimana, dans l’enceinte de sa résidence. © Archives J.A.

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Publié le 14 octobre 2016 Lecture : 6 minutes.

L’épave de l’appareil du président Juvénal Habyarimana, tué dans un attentat le 6 avril 1994. © Bouju/AP/Sipa
Issu du dossier

Attentat du 6 avril 1994 : retour sur l’enquête de la discorde entre la France et le Rwanda

Le 6 avril 1994, l’attentat contre le président rwandais Juvénal Habyarimana donnait le signal de départ au génocide contre les Tutsi. Retrouvez tous nos articles sur ce dossier qui empoisonne depuis vingt ans les relations entre Paris et Kigali.

Sommaire

« Depuis 2010, nous étions dans la logique d’un réchauffement diplomatique avec la France. Mais depuis le départ de Nicolas Sarkozy, nous n’avons pas constaté de réciprocité. » Selon une source diplomatique rwandaise, les blessures nées du soutien apporté par Paris au régime hutu rwandais entre 1990 et 1994 n’ont jamais cicatrisé, à l’exception d’une courte parenthèse entre 2010 et 2012.

« Ces derniers mois, on sentait bien que la tension montait », indique la même source. Une tension à laquelle les autorités rwandaises ne sont pas, elles non plus, étrangères.

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Des tensions permanentes

À deux reprises depuis 2011, Kigali a en effet refusé d’accréditer un nouvel ambassadeur de France. Depuis le départ de Michel Flesh, en 2015, le fauteuil reste désespérément vide, une situation qui traduit l’ambiance glaciale qui prévaut entre les deux États.

Au cœur du contentieux franco-rwandais, outre l’héritage empoisonné de l’ère Mitterrand – lorsque l’armée française fut dépêchée au pays des mille collines pour contrer l’offensive militaire du FPR –, le dossier judiciaire instruit à Paris sur l’attentat du 6 avril 1994 occupe un rôle central.

Le 10 octobre dernier, réagissant à l’annonce de la réouverture inattendue de cette instruction officiellement close depuis janvier 2016 afin d’entendre un opposant rwandais qui l’accuse d’être le commanditaire de ce crime, le Président Paul Kagame n’hésitait pas à envisager une nouvelle rupture des relations diplomatiques avec Paris.

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L’attentat contre Juvénal Habyarimana 

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Depuis la saisine de la justice antiterroriste par la famille d’un des pilotes français du Falcon présidentiel, en 1998, l’information judiciaire sur l’attentat contre l’ancien président rwandais Juvénal Habyarimana est venue scander le feuilleton mouvementé des relations franco-rwandaises. D’abord confiée au juge Jean-Louis Bruguière, pionnier français de la justice antiterroriste, l’enquête s’oriente aussitôt vers une piste à sens unique : le FPR (Front patriotique rwandais) de Paul Kagame serait derrière l’attentat, signal déclencheur du génocide ; ce qui ferait de lui le véritable responsable de l’extermination des Tutsis.

Pour échafauder cette théorie controversée, le juge Bruguière s’appuie alors sur une demi-douzaine de transfuges rwandais ayant fait défection à partir du début des années 2000. Le plus fameux d’entre eux, Abdul Ruzibiza, est entendu à Paris en 2003. Livrant moult détails, il affirme avoir lui-même fait partie du commando chargé par Paul Kagamé d’abattre l’avion. De manière surprenante, il n’est pas inquiété par la justice française et bénéficiera même d’un exil confortable en Norvège.

En mars 2004, à la veille de la dixième commémoration du génocide, la teneur de son témoignage fuite dans Le Monde avant d’être reprise par les médias du monde entier. Les autorités rwandaises fulminent, convaincues que cette mise en scène judiciaire a été favorisée par l’exécutif français. De fait Ruzibiza confiera avoir été exfiltré d’Ouganda et conduit jusqu’au magistrat antiterroriste avec l’aide des services secrets français.

Accusation contre l’État français

En guise de représailles, le Rwanda constitue une commission « chargée de rassembler les éléments de preuve montrant l’implication de l’État français dans la préparation et l’exécution du génocide perpétré au Rwanda en 1994 ». Baptisée du nom de son président, Jean de Dieu Mucyo (récemment décédé), celle-ci conduira ses investigations jusqu’en 2007.

En novembre 2006, le clash est consommé. Au terme d’une ordonnance de 64 pages dans laquelle il réécrit l’histoire récente du Rwanda en faisant porter la responsabilité exclusive du génocide au FPR, exonérant à peu de frais les extrémistes hutus, le juge Bruguière demande au Parquet de délivrer des mandats d’arrêt internationaux contre neuf Rwandais proches du régime, accusés d’avoir participé à la planification ou à la commission de l’attentat.

Devant cet affront, Kigali coupe aussitôt ses relations diplomatiques avec Paris. En août 2008, la commission Mucyo rendra public son rapport, véritable réponse du berger à la bergère : celui-ci préconise en effet la mise en cause devant la justice de treize responsables politiques et vingt militaires français pour complicité de génocide.

Nouveau juge et réchauffement des relations

En novembre 2008, le climax semble atteint lorsque le major Rose Kabuye, figure historique du FPR devenue chef du protocole du Président Paul Kagamé, est arrêtée en Allemagne en vertu des mandats d’arrêt délivrés par le juge Bruguière, avant d’être extradée vers Paris avec son accord.

Au terme d’un bras de fer politico-judiciaire, elle est finalement mise en examen mais laissée en liberté sous contrôle judiciaire. Pour la première fois, les avocats des Rwandais accusés de participation à l’attentat ont accès à l’instruction, ouverte dix ans plus tôt.

Entre-temps, le juge Bruguière s’est retiré de la magistrature. Un jeune magistrat réputé rigoureux et indépendant, Marc Trévidic, a repris les commandes de l’instruction avec sa collègue Nathalie Poux. Sans jeter aux orties le travail de leur prédécesseur, tous deux procèdent à des vérifications méticuleuses et confrontent les transfuges du FPR à l’origine des accusations contre Paul Kagamé à leurs rétractations ou contradictions.

Les avocats des Rwandais mis en cause reprennent progressivement confiance dans l’indépendance de la justice française sur ce dossier. À la faveur du réchauffement diplomatique initié par Nicolas Sarkozy, les magistrats francais pourront donc se rendre à Kigali afin d’enquêter sur les lieux du crash, ce que Jean Louis Bruguière s’était toujours refusé à envisager.

Retournement en faveur du FPR

Sept des neuf Rwandais soupçonnés accepteront même d’être entendus au Burundi, en terrain neutre. Les magistrats les mettent en examen mais lèvent les mandats d’arrêt qui pesaient sur eux. Au Rwanda, accompagnés par un panel d’experts transdisciplinaire, ils diligentent par ailleurs une analyse balistique sur les lieux du drame, afin de comprendre d’où les missiles sol-air ont été tirés le soir fatidique.

Rendu public en janvier 2012, le rapport d’expertise provoque un ras-de-marée médiatique. Il contredit en effet la version livrée jusque-là par la quasi-totalité des accusateurs de Paul Kagamé. Les tirs ne proviennent pas du lieu-dit Masaka, à proximité de l’aéroport, mais des environs immédiats du camp militaire de Kanombe, bastion de l’armée gouvernementale hutue inaccessible à un commando de la rébellion tutsie. Pour Kigali, l’affaire est entendue.

La « manipulation » orchestrée du temps de Jean-Louis Bruguière a vécu, et des non-lieux seront forcément délivrés prochainement. Il faudra pourtant quatre années supplémentaires pour aboutir à la clôture de l’instruction, en janvier 2016.

De nouveaux témoins

Entre-temps, une poignée de témoins de dernière minute se signaleront auprès des magistrats, prétendant détenir des preuves sur la culpabilité de Paul Kagamé. L’un d’entre eux, Theogène Rudasingwa, ancien directeur de cabinet du président rwandais devenu l’un de ses principaux opposants au sein du Rwanda National Congress (RNC), n’apportera pourtant rien de décisif à l’enquête.

Quant à Kayumba Nyamwasa, lui aussi co-fondateur du RNC, il promettra pendant quatre ans de livrer des révélations aux juges, sans jamais donner suite. Ancien responsable du renseignement militaire et chef d’état-major de l’armée rwandaise, avant de s’exiler en 2010, il est lui-même toujours sous le coup d’un mandat d’arrêt émis par la justice française, accusé par différents transfuges d’avoir joué un rôle central dans l’opération.

En juillet 2016, sept mois après la clôture de l’instruction et vingt-deux ans après les faits, il proposait pourtant d’être entendu à Paris, avant de faire volte-face et d’inciter les juges français à venir plutôt l’auditionner en Afrique du Sud.

L’Histoire du Rwanda n’est pas respectée.

Au grand dam des autorités rwandaises, ceux-ci ont décidé de donner suite à sa requête, laissant planer une suspicion de complaisance face à « une manœuvre dilatoire » destinée à repousser indéfiniment l’ordonnance collective de non-lieu espérée par Kigali. Un nouveau rebondissement qui est à l’origine de la crise diplomatique actuelle.

À Paris, où l’on ne souhaite pas réagir à cette péripétie judiciaire, une source diplomatique fait valoir que « la justice française est indépendante ». Une analyse qu’est loin de partager Bernard Maingain, avocat des sept Rwandais toujours mis en examen : « Pour le Rwanda, cette initiative est l’aveu que cette procédure est restée très politique, et s’inscrit dans un contexte judiciaire où l’Histoire du Rwanda n’est pas respectée. »

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