Désintox : le Sénégalais Lamine Diack a-t-il financé Macky Sall ou Y’en a marre ou… aucun des deux ?

Depuis la révélation par Le Monde des déclarations de Lamine Diack devant la justice française, évoquant un financement de la classe politique sénégalaise par la fédération russe d’athlétisme, soupçons et accusations fusent à Dakar, malgré l’absence d’éléments probants.

Lamine Diack a été mis en examen en France pour corruption. © Kin Cheung/AP/SIPA

Lamine Diack a été mis en examen en France pour corruption. © Kin Cheung/AP/SIPA

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Publié le 23 décembre 2015 Lecture : 5 minutes.

Lamine Diack à Pékin le 21 août 2015. © Kin Cheung/AP/SIPA
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Affaire Lamine Diack : corruption et dopage dans l’athlétisme

Du Sénégal à la Russie en passant par Paris, l’affaire Lamine Diack secoue le monde du sport. L’ancien patron de la Fédération internationale d’athlétisme (IAAF) fait face à des accusations de corruption pour lesquelles il comparaît à Paris du 13 au 23 janvier. Retour sur les dessous d’un dossier hors normes, entre sport, dopage, business et politique.

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C’est l’histoire d’un vieux sage qui faisait la fierté de son pays et qui a vu, un matin de novembre 2015, le ciel lui tomber sur la tête. À 82 ans, le Sénégalais Lamine Diack pouvait s’enorgueillir d’un parcours prestigieux, entre sport et politique. Ancien sauteur en longueur devenu par la suite directeur technique national de l’équipe sénégalaise de football, brièvement maire de Dakar (1978-1980), puis vice-président de l’Assemblée nationale, il allait présider la Fédération internationale d’athlétisme (IAAF) pendant plus de quinze ans…

C’est cet homme au pedigree immaculé, fierté de ses compatriotes, qui s’est retrouvé en garde à vue à Paris, le 2 novembre, confronté aux enquêteurs de l’Office central de lutte contre les infractions financières et fiscales (OCLCIFF), avant d’être mis en examen pour corruption passive, blanchiment aggravé et corruption.

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Soupçonné d’avoir monnayé contre pots-de-vin, avec la fédération russe d’athlétisme, la mise sous le boisseau de cas de dopage visant des athlètes, Lamine Diack est devenu très bavard devant les enquêteurs et devant le juge Van Ruymbeke. D’après deux procès-verbaux révélés par Le Monde le 18 décembre, il leur a livré moult précisions à propos des arrangements financiers qu’il aurait alors passés en vue de couvrir des pratiques dopantes.

Mais l’affaire Diack n’est pas seulement un scandale qui ébranle le monde sportif, déjà éprouvé par le Fifagate. En affirmant devant la justice que les sommes reçues de la fédération russe lui avaient servi, entre 2009 et 2012, à financer l’opposition à Abdoulaye Wade lors de trois scrutins majeurs, Lamine Diack a allumé un incendie qui n’en finit pas de se propager au Sénégal, alors même que rien ne permet aujourd’hui de corroborer les aveux du vieux sage. Jeune Afrique revient sur les révélations controversées qui ont mis son pays en transe.

Qu’a dit Lamine Diack sur un éventuel financement de la vie politique sénégalaise ?

Ses révélations tiennent en quelques phrases : « Je vous ai dit qu’il fallait à cette période [avant la présidentielle de février 2012] gagner la ‘bataille de Dakar’, c’est-à-dire renverser le pouvoir en place dans mon pays, le Sénégal. Il fallait pour cela financer notamment le déplacement des jeunes afin de battre campagne, sensibiliser les gens à la citoyenneté. (…) J’avais donc besoin de financements pour louer les véhicules, des salles de meetings, pour fabriquer des tracts dans tous les villages et tous les quartiers de la ville. »

Quelques jours plus tard, lorsque le magistrat français lui demande si les opposants sénégalais ont bien reçu cette aide, Diack répond « oui », sans autre précision. Il ajoute que « la Russie a [aussi] donné 400-450 .000 euros pour la campagne  » des municipales tenues en 2009, afin de battre Karim Wade dans la capitale.

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Quels partis ou leaders politiques sénégalais Lamine Diack vise-t-il ?

C’est tout le problème. Car si Lamine Diack n’accuse personne nommément, ses propos, vus de Dakar, laissent implicitement soupçonner les principaux ténors de la vie politique nationale, à l’exception notable de l’ancien président Abdoulaye Wade : Ousmane Tanor Dieng et Moustapha Niasse (les deux principaux leaders issus de la coalition d’opposition Benno Siggil Sénégal, dont Diack était proche) ; Khalifa Sall, qui a remporté la mairie de Dakar en 2009 face au Parti démocratique sénégalais (PDS), alors au pouvoir ; Macky Sall, devenu le candidat unique de l’opposition au lendemain du premier tour de la présidentielle de 2012 ; les candidats issus de la société civile ; ou encore le mouvement Y’en à marre, fer de lance de la contestation anti-Wade en 2011-2012 (Diack ayant affirmé dans une interview diffusée le 18 décembre sur une radio sénégalaise avoir soutenu des « jeunes » issus de la « société civile »).

Pourquoi Macky Sall a-t-il été accusé ?

Dans la version abrégée de son enquête, disponible sur Internet dès le 18 décembre, Le Monde avait hâtivement déduit que le principal bénéficiaire des financements évoqués par Lamine Diack ne pouvait être que le président Macky Sall, élu en mars 2012, alors même qu’aucun élément livré par Lamine Diack sur procès-verbal ne le désignait.

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Deux jours plus tard, le quotidien du soir s’est fendu d’une mise au point, adressant ses excuses « à [ses] lecteurs » ainsi qu’aux « personnes mises en cause par erreur ». Entre-temps, le buzz avait fait le tour du Sénégal et, sur la seule base de la phrase controversée du Monde, le PDS a aussitôt diffusé un communiqué virulent contre l’actuel président qui a valu à son numéro deux, le député Oumar Sarr, d’être placé sous mandat de dépôt et inculpé pour faux, usage de faux et diffusion de fausses nouvelles. Des journalistes ayant répercuté l’accusation ont également été entendus par la police avant d’être relâchés.

Lamine Diack a-t-il financé Y’en a marre ?

À peine la piste Macky Sall était-elle abandonnée, au lendemain du démenti du Monde, qu’une nouvelle cible était désignée par divers sites Internet et médias sénégalais, ainsi que par le PDS : le mouvement citoyen Y’en a marre, né dans le quartier populaire des Parcelles Assainies un soir de coupure de courant prolongée, en janvier 2011, et devenu le symbole du ras-le-bol anti-Wade à la veille de la dernière présidentielle.

Mardi, une vidéo était postée en boucle sur les réseaux sociaux : une interview de Fadel Barro, l’un des fondateurs du mouvement, dans l’émission « Sen Jootay », de la chaîne Sen TV, était censée démontrer la collusion entre Y’en a marre (YAM) et Lamine Diack. Seul problème : cette émission, diffusée en avril 2015, n’évoque pas l’ancien président de l’IAAF.

C’est en réalité dans une édition de Sen Jootay datant de septembre 2013 que Fadel Barro détaille les financements (symboliques, à l’exception d’une subvention de l’ONG Oxfam) dont bénéficie le mouvement. Parmi d’autre parrains, dont l’artiste Youssou Ndour, il y évoque le soutien de Lamine Diack (alors unanimement respecté) au Forum européen organisé par Y’en à marre en 2013, bien après l’élection présidentielle. Celui-ci avait participé à la manifestation et pris en charge quelques billets d’avion. Mais selon deux responsables de YAM interrogés par Jeune Afrique, il n’a joué aucun rôle à leurs côtés durant la campagne de 2012.

Les révélations de Lamine Diack sont-elles crédibles ?

Devant la justice comme dans son interview, Diack s’abstient de toute précision qui permettrait de les corroborer. Il ne cite aucune personnalité politique, aucun parti, aucune organisation de la société civile qui aurait bénéficié de ses subsides, ni aucun prestataire qu’il aurait lui-même rétribué pour le compte d’un tiers.

Le vieil homme aurait-il invoqué ce scénario pour rendre sa disgrâce moins infamante, en prétextant avoir agi de manière désintéressée au profit de l’opposition ? Seules les investigations judiciaires à venir permettront de confirmer si Lamine Diack a réellement été le grand argentier des campagnes de 2009 et 2012 – et, si c’est bien le cas, au bénéfice de qui.

Son fils Massata Diack, recherché par la justice française pour son rôle présumé dans le scandale de l’IAAF, et qui se trouve actuellement au Sénégal, a fermement contesté hier, dans une longue interview au Groupe Futurs Médias, les propos de son père au sujet de ce financement politique, les mettant sur le compte de son grand âge.

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