Runa Alam : « Nous sommes encore loin d’être inondés de capitaux »

Le capital-investisseur DPI a levé 725 millions de dollars pour son deuxième fonds panafricain, soit largement plus que la somme initialement visée. Et ce n’est que le début, estime sa patronne.  

Runa Alam, cofondatrice et directrice générale de Development Partners International. © Kalpesh Lathigra pour J.A

Runa Alam, cofondatrice et directrice générale de Development Partners International. © Kalpesh Lathigra pour J.A

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Publié le 29 mai 2015 Lecture : 6 minutes.

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Un peu plus d’un an après la crise qui l’a ébranlé, le groupe panafricain renoue avec les performances. Mais il doit encore régler plusieurs problèmes pour se développer sereinement, notamment celui de sa gouvernance.

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« J’accepte d’être vieille. » à 55 ans, Runa Alam assume totalement d’être considérée avec quelques autres, tel Vincent Le Guennou (Emerging Capital Partners), comme un vétéran du capital-investissement en Afrique. Cette Américaine d’origine bangladaise, installée de longue date au Royaume-Uni, évolue dans cet univers depuis plus de quinze ans. Autant dire qu’elle a connu la préhistoire de l’investissement dans les fonds propres des entreprises sur le continent. Alors que Development Partners International (DPI), la structure qu’elle a cofondée en 2007, vient de lever 725 millions de dollars (environ 650 millions d’euros), elle a livré à Jeune Afrique sa vision de son métier à l’occasion de la conférence annuelle de l’association des capital-investisseurs africains (Avca), qui s’est tenue à Londres fin avril.

En quelques semaines, Helios, Abraaj et DPI ont annoncé avoir levé au total 2,8 milliards de dollars pour investir dans des entreprises africaines. Est-ce le signe, selon vous, d’un intérêt des investisseurs mondiaux pour le continent ?

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C’est un début. Lorsque nous avons commencé, en 1999 [à l’AIG African Infrastructure Fund], soutenus par les institutions financières de développement [IFD], l’objectif était de montrer nos capacités, d’afficher de belles performances pour attirer des investisseurs privés dans nos futurs fonds. Celui que nous avons lancé en 2007 avait déjà été souscrit à hauteur de 75 % par des investisseurs autres que les IFD : des fonds de pension, des gestionnaires d’actifs, des familles. Pour notre deuxième fonds, cette part est montée à 80 % ; la majeure partie des souscriptions est venue de fonds de pension – américains, européens et africains. Mais, lorsque je compare les quelque 35 milliards de dollars levés pour l’Afrique depuis 2007 aux 3 800 milliards de dollars levés à l’échelle mondiale par le private equity [capital-investissement], je suis sûre que ce n’est que le début. Beaucoup d’autres marchés émergents, du Brésil à la Turquie, ont été à un moment donné inondés de capitaux. En Afrique, nous n’avons pas connu cela. La croissance est plus lente, plus difficile.

Vous-mêmes, chez DPI, avez largement dépassé l’objectif que vous vous étiez fixé pour votre deuxième fonds. Cela vous a-t-il étonnée ?

Nous avions un objectif de 500 millions de dollars et un maximum de 750 millions de dollars, au-delà duquel il aurait été difficile d’aller. Non par manque de cibles d’investissement, mais parce qu’il aurait été compliqué, humainement parlant, de suivre toutes ces entreprises par la suite. Au final, nous avons levé 725 millions de dollars et nous avons refusé beaucoup d’investisseurs. Cela n’a pas été simple pour autant. En 2014, l’intérêt pour l’Afrique est devenu plus évident, mais au cours de l’année précédente cela avait été difficile.

Maintenant que vous avez moins besoin du soutien des IFD, quel peut être leur rôle ?

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Certes, pour les structures établies comme la nôtre, leur importance est moins nette. Mais les IFD ont un rôle crucial à jouer auprès des nouveaux acteurs ainsi que des fonds ciblant des secteurs ou des pays spécifiques. Dans ces domaines, les gestionnaires sont souvent plus jeunes et lèvent des fonds qui sont soit leurs premiers, soit plus petits, ce qui intéresse moins les investisseurs internationaux. Les marchés matures ont une grande variété de gestionnaires et de fonds de capital-investissement. En Afrique, ce n’est pas encore le cas. Par ailleurs, les financements des IFD sont constants et apportent de la stabilité en période de choc, lorsque les capitaux se font plus rares.

Quelle rentabilité le capital-investissement africain offre-t-il ?

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Notre premier fonds, lancé en 2007 et dont la levée a été finalisée en 2009, est totalement investi depuis 2012. En 2014, nous avons vendu en totalité deux participations – le sud-africain Libstar, cédé à des financiers, et le nigérian Mansard Insurance, vendu à l’assureur français AXA – et une autre partiellement. La rentabilité est à la hauteur de nos espérances avec un TRI [taux de rendement interne] de 29 % par an. Nous avons promis à nos investisseurs des TRI de 30 % ou trois fois les capitaux investis.

Est-ce comparable aux autres zones émergentes ?

Sur les dernières années, l’Afrique est en ligne avec le reste du monde émergent. Mais dans le capital-investissement, il y a de très grosses différences entre les investissements les plus profitables et les autres.

Qu’est-ce qui a changé en quinze ans dans votre profession ?

Beaucoup de choses. En plus de l’intérêt de nouveaux investisseurs, il y a davantage de capital-investisseurs et d’équipes ayant une décennie d’expérience. La croissance africaine a aussi montré sa solidité, avec des réformes importantes dans de nombreux pays. Nous pouvons investir dans beaucoup plus de secteurs. Les trois opérations que nous avons menées l’année dernière – dans l’éducation avec l’université privée de Marrakech, dans la logistique avec le sud-africain RTT et dans les biens d’équipement avec le sud-africain HomeChoice – n’auraient pas pu être conduites avec notre premier fonds, car ces structures n’étaient alors pas assez mûres.

La croissance d’une classe moyenne, qui consomme, est à la base de nos choix.

Il y a aussi plus de compétition pour entrer au capital des bonnes entreprises…

Davantage d’intermédiaires financiers sont apparus, ce qui est une bonne chose pour les entreprises, car cela facilite leur financement, ainsi que pour les capital-investisseurs qui cèdent leurs participations, car la plupart organisent des enchères, et les prix s’envolent. Toutefois, pour les premiers investissements, les valorisations ne se sont pas envolées car une majeure partie des opérations sont dites propriétaires : elles ne font pas l’objet d’enchères. L’Afrique est un continent de 54 pays, ce n’est pas de sitôt qu’il y aura trop de capitaux à investir.

L’Afrique ne manque-t-elle pas de capital-investisseurs pour financer les entreprises plus petites ou les start-up ?

Les capital-investisseurs gèrent l’argent des autres – des organismes de retraite, des universités, etc. Ce ne sont pas des dons. Observez le capital-risque dans le reste du monde et vous verrez qu’il est marqué par des cycles très forts. Pendant quelques années, tout le monde gagne de l’argent, puis tout le monde en perd. Pour développer ce segment, il faut tout un écosystème : des gestionnaires bien sûr, mais aussi des avocats et des comptables. Cela prend du temps.

Vous investissez dans toutes les zones linguistiques. Les entreprises des pays anglophones vous paraissent-elles plus ouvertes aux capital-investisseurs ?

Nous avons investi au Maroc et en Algérie, et nous voulons le faire au Sénégal et en Côte d’Ivoire. Il est difficile de faire des généralités par zone linguistique car la situation dépend surtout de la taille des économies. Mais, globalement, je ne vois pas de différence. La croissance d’une classe moyenne, qui consomme, est à la base de nos choix d’investissement. On constate partout son émergence : dans les domaines de l’assurance – où il y a de belles entreprises -, des banques, des produits de consommation, de l’alimentaire, de la santé.

Mais en zone francophone la concurrence entre investisseurs est moins forte…

C’est vrai en comparaison avec le Nigeria, oui, mais pas forcément avec le Rwanda ou la Namibie.

Pouvez-vous aussi investir dans des entreprises installées dans de petits pays ?

Bien sûr. Par exemple, nous avons investi il y a longtemps au Botswana dans une entreprise, Letshego, spécialisée dans la microfinance. C’est désormais la plus grande entreprise nationale, et elle est active dans dix pays, mais, lorsque nous y avons investi, elle était assez petite. Il existe d’autres entreprises de ce type dans d’autres petits pays du continent. La totalité des fonds de capital-investissement est basée dans des paradis fiscaux, Maurice le plus souvent.

Ne craignez-vous pas de diminuer ainsi les recettes fiscales des pays africains ?

Les compagnies dans lesquelles nous investissons sont juridiquement basées dans les pays africains où elles opèrent, et elles y paient beaucoup d’impôts. Nous sommes des investisseurs, nous ne facturons rien aux entreprises dont nous sommes actionnaires et nous ne gagnons de l’argent que lorsque nous vendons nos participations.

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