Culture

Morgan Freeman : « Incarner Mandela était ma destinée »

La star américaine interprète le Prix Nobel de la paix dans le dernier Clint Eastwood. Un film qui montre comment, après l’apartheid, Mandela tenta de réunir les Sud-Africains… grâce au rugby. Entretien.

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Mis à jour le 6 janvier 2010 à 12:13

Morgan Freeman dans la peau de Mandela, dans Invictus (sortie à Paris le 13 janvier). © Warner Bros

Invictus, c’est le titre du nouveau film de Clint Eastwood. Mais c’est surtout une formidable prestation. Celle de Morgan Freeman (Oscar du meilleur second rôle masculin en 2005 pour sa prestation dans Million Dollar Baby). Au-delà de la ressemblance frappante qu’il partage avec Nelson Man­dela, l’acteur américain offre une interprétation qui pourrait bien lui rapporter une nouvelle nomination aux Oscars.

Jamais une star hollywoodienne n’avait incarné avec tant de justesse et de dignité celui qui mit un terme à l’apartheid en préférant la compassion et la générosité à la vengeance. Après vingt-sept ans d’emprisonnement, Madiba, ce géant tranquille que les Afrikaners taxèrent de terroriste, réussit pourtant l’impossible : bâtir la nation Arc-en-Ciel et fédérer Blancs et Noirs, alors que la plupart des observateurs de l’époque estimaient la tâche impossible.

Devenu président de l’Afrique du Sud en 1994, Mandela trouva, il est vrai, un cheval de Troie moderne pour faire germer dans les esprits de ses compatriotes la promesse d’un avenir meilleur. Le « cheval » s’appelait Francois Pienaar (incarné par Matt Damon), troisième ligne aile et capitaine des Springboks, l’équipe nationale de rugby. Organiser la Coupe du monde ovalistique de 1995, que l’Afrique du Sud remporta, permit au récent Prix Nobel de la paix de réunir toute une nation sous un même drapeau et un même destin. Coup d’envoi sur les grands écrans français de ce film en tout point remarquable, le 13 janvier.

 

Jeune Afrique : Avant vous, d’autres acteurs américains ont interprété Mandela : Danny Glover [Mandela], Sidney Poitier [Mandela and De Klerk] et Dennis Haysbert [Goodbye Bafana]. Pensez-vous que votre interprétation sera plus mémorable que celles de vos prédécesseurs ?

MORGAN FREEMAN : Répondre à votre question reviendrait à faire preuve d’arrogance ! À mon tour de vous poser cette question : « Qui d’autre que moi auriez-vous vu incarner Mandela ? » Vous voyez… vous séchez ! (Rires.) 

Comment deux légendes du cinéma, Clint Eastwood et vous-même, travaillent-elles ensemble ?

Être dirigé par Clint est un vrai bonheur : jamais de haussement de voix, de conflits, de remarques désobligeantes. Ce qui surprend le plus, c’est la paix qui règne sur son plateau ! Et puis, cette manière qu’il a d’économiser les mots. Clint va à l’essentiel. Il ne vous demande pas de refaire dix fois la même scène sous prétexte que vous n’avez pas réussi à donner le meilleur de vous-même ! Quand vous vous retrouvez devant sa caméra, il ne vous dit pas quoi faire ou quel geste effectuer. Il part du principe qu’il vous a embauché parce que vous connaissez votre job. Du coup, les tournages sous sa direction sont 100 % rationnels. Pour ne pas dire 100 % efficaces ! Bref, si sa caméra était un revolver, il serait incontestablement le plus rapide de l’Ouest ! (Rires.) 

Pourquoi ce titre, Invictus ?

En référence à l’un des poèmes de William Ernest Henley. Il faut le traduire par « invincible ». Henley s’était fait amputer d’un pied. Refusant de s’apitoyer sur son sort, il avait écrit ces quelques lignes d’une rare intensité sur son lit d’hôpital. Bien des décennies plus tard, Nelson Mandela, incarcéré dans le pénitencier de Robben Island, avait tracé sur les murs de sa cellule ce poème qui traite d’un courage inouï et qui lui permit de ne jamais faillir. 

On raconte que Nelson Mandela vous aurait en personne demandé de l’incarner au cinéma.

À ses yeux, j’étais l’acteur le plus à même de l’incarner si son autobiographie Long Walk to Freedom devait un jour être portée à l’écran. En 1993, nous avons essayé avec mon associée, Lori McCreary, de développer un scénario qui tienne la route. Mais pour des raisons diverses, ce projet a capoté. Bien plus tard, en 2008, l’écrivain John Carlin, auteur de Playing the Enemy : Nelson Mandela and the Game that Made a Nation, nous proposa son ouvrage. Celui-ci nous emballa sans la moindre réserve, et nous en avons donc acquis les droits. 

Depuis quelques années, Nelson Mandela n’est pas facile d’accès. Comment êtes-vous parvenu à le rencontrer ?

Se faire photographier avec Mandela est devenu une sorte de rite initiatique pour tout le monde, en particulier pour les politiciens. Je pense que M. Mandela n’est pas dupe de ce cirque médiatique et de l’exploitation de son image. C’est peut-être pour ça qu’il voit de moins en moins de monde aujourd’hui. En fait, Mandela était beaucoup plus accessible quand il était président. Ce n’est qu’en 1999, l’année où sa mémoire a com­mencé à défaillir, qu’il s’est lui-même isolé dans sa maison de Johannesburg. J’ai néanmoins eu le privilège de le rencontrer à plusieurs reprises et je crois qu’il ne me fermera jamais sa porte ! Ni son cœur… 

Parlez-nous de votre première rencontre.

D’ordinaire, je ne me souviens jamais d’une conversation. Mais allez savoir pourquoi, celle-ci est intégralement gravée dans ma mémoire ! J’étais avec ma femme lorsque nous nous sommes rendus chez lui. À Johannesburg. C’était un matin. Quelqu’un nous a apporté du thé. Puis Mandela s’est assis en nous dévisageant avec calme et en arborant un immense sourire. On sentait dans son regard d’une pureté absolue une infinie bonté. Je savais qu’au cours d’une conférence de presse il avait mentionné mon nom, dans l’éventualité où un film se tournerait sur sa vie, son œuvre. Par vanité, je l’admets, je mourais d’envie de l’entendre de sa bouche. Après tout, il s’agissait peut-être d’une rumeur ! (Rires.) 

Comment avez-vous amené la chose ?

Avec finesse, je lui ai glissé au cours de la conversation : « Vous savez, si vous voulez que je vous incarne au cinéma, je vais devoir avoir accès à vous ! » Et c’est exactement ce qui s’est passé les années suivantes. Dès que nous en avions l’opportunité, nous nous organisions pour passer quelques heures ensemble. Ces rencontres se passaient toujours de la même manière. Il y avait une sorte de petit cérémonial entre nous. Je m’approchais de lui, lui prenais la main et le laissais parler ! Je buvais littéralement ses paroles, car cet homme est un sage. Je sais les reconnaître, vous savez. J’ai incarné deux fois Dieu… au cinéma ! (Rires.) 

Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

S’il y a bien deux traits de caractère que Mandela a toujours laissés enfouis au fond de lui-même, c’est la haine et la vengeance. La seule chose qu’il voulait créer en Afrique du Sud était une rédemption collective. C’est d’ailleurs ce qu’il avait commencé à faire quand il était incarcéré à Robben Island. Comment ? Tout simplement grâce à sa gentillesse légendaire, à sa capacité d’écoute ou en prenant des nouvelles auprès de ses geôliers quand l’un des leurs était malade. 

Mandela serait donc une sorte de saint ?

Non ! Mandela n’est qu’un homme. Ce n’est ni un Dieu ni un messie. On doit lui reconnaître néanmoins des qualités de communicant, de fédérateur et de pacificateur hors du commun. Mais si sa vie de politicien a été émaillée de succès indéniables, sa vie d’homme, de père, de mari n’a pas été comblée comme il l’espérait. Mandela a été un père adoré par une nation, mais un père détesté par ses enfants, qui ont eu le sentiment d’être abandonnés, sacrifiés pour la raison d’État. Et il a divorcé deux fois. C’est un homme qui est resté près de trente ans en prison pour transiter, quelques années plus tard, vers une autre prison, certes plus dorée, mais qui vous isole tout autant. On appelle cela le pouvoir ! Au cours de mes nombreuses rencontres avec Mandela, j’ai bien senti qu’il était plus concerné par cet échec personnel que par les formidables choses qu’il avait pu réaliser pour son pays. 

Quelle était votre plus grosse ­angoisse avant d’incarner ce grand leader ?

Nous, les acteurs, nous recherchons toujours la performance quand nous devons jouer une personnalité. Nous avons tous des « techniques » différentes pour ressembler au plus près à notre modèle. Mais, au final, nous devons tous éviter le même écueil : l’imitation. La pression était énorme dans mon cas. D’un côté, je ne voulais pas me mettre à dos le peuple sud-africain et me faire traiter d’imposteur. De l’autre, je devais donner à Clint Eastwood une prestation sans faille.

Quand nous avons commencé le tournage, je jouais dans une pièce de théâtre à New York. Je n’avais donc pas le temps matériel de regarder des heures de documentaires ou de lire toutes les coupures de presse consacrées à Mandela. Ces repères, ces points d’ancrage, je les ai eus finalement une fois que nous avons commencé à « shooter » les premières scènes. Néanmoins, c’est en visionnant des vidéos en boucle que je me suis aperçu que Madiba ne se servait presque jamais de sa main gauche. Ma voix, l’accent sud-africain, ma gestuelle, mes postures se sont ensuite placés naturellement. C’est alors que j’ai compris qu’incarner cet homme, c’était ma destinée ! 

Pourquoi vous êtes-vous focalisé sur la présidence de Nelson Mandela ?

C’est un parti pris résolument positif que nous avons choisi avec Anthony Peckman [le scénariste] et Clint East­wood. En ces temps de doute et de tensions entre les peuples, nous voulions rappeler comment Mandela a réussi à unifier l’Afrique du Sud. La vraie force de Mandela, c’est qu’il a toujours su « manipuler » sainement les gens pour que ces derniers prennent – parfois sans qu’ils s’en rendent compte – les bonnes décisions ou la bonne direction. Croyez-moi, convaincre Francois Pienaar, le capitaine des Springboks – l’équipe nationale de rugby, un sport de Blancs pour les Blancs – et de surcroît fils d’un Afrikaner raciste, ce n’était pas une mince affaire. À l’exception de l’ailier métis Chester Williams, il n’y avait pas un seul Noir qui jouait chez les Springboks. 

L’un des moments forts du film, c’est lorsque, le jour de la finale, ­Mandela, vêtu du maillot des Springboks, ­marche d’un pas lent sur le terrain. On s’attend à ce qu’il se fasse huer, et finalement l’inverse se produit. Les Blancs l’applaudissent et scandent son nom…

Oui, au départ, la foule s’est tue. Pro­­bablement parce qu’elle ne s’attendait pas à voir débarquer le président. Et puis, la joie et la fierté de toute une nation ont explosé dans les tribunes. C’est à ce moment-là que Mandela a compris qu’il avait fait une énorme avancée. Grâce à un match de rugby, mais aussi en serrant la main de ses ennemis, en dialoguant avec ses détracteurs, etc., le premier président noir de l’un des pays les plus racistes au monde réussit à faire plier trois siècles de ségrégationnisme ! J’ose espérer que pour le Mondial de football 2010, qui se déroulera en Afrique du Sud, il y aura la même euphorie ! 

Combien de temps êtes-vous resté en Afrique du Sud pour le tournage ?

Nous avons passé six semaines au Cap et deux à Jo’burg. J’ai trouvé ce pays fascinant à plus d’un titre. On y ressent un dynamisme, une énergie, un désir manifeste d’être un acteur clé du continent. Mais il reste à ce pays encore bien des progrès, bien des étapes à franchir avant de pouvoir aller plus loin dans la réalisation de son grand destin. 

Vous souvenez-vous de la première fois que vous avez mis un pied en Afrique ?

Oui, c’était au début des années 1990. Je m’étais rendu au Zimbabwe pour tourner un film. À l’époque, c’était un pays extraordinaire. Je me souviens que tout le monde sur place me disait : « Vous êtes un Africain-Américain ! » Ce à quoi je répondais : « Non ! Je suis américain, c’est tout. » J’ai été très heureux de découvrir ce grand continent. Mais pour moi, l’Afrique est un pays (sic) étranger, au même titre que la Chine. Un point c’est tout. 

En 1993, Mandela a reçu avec Frederik De Klerk le prix Nobel de la paix pour leurs efforts consacrés à l’établissement de la démocratie et d’une harmonie raciale. On prête souvent un destin similaire au président américain Barack Obama, nouveau Prix Nobel de la paix. Comment avez-vous réagi lorsque vous avez su qu’il recevrait cette prestigieuse distinction ?

Votre question est très politique. Et la politique, c’est un terrain mouvant ! Il serait bien sûr tentant et très facile de faire un parallèle entre ces deux hommes. Pour ma part, je trouve que c’est un peu prématuré. Laissons du temps au temps. Pour ce qui est du prix Nobel décerné à M. Obama, je pense que le jury a plus voulu récompenser ses ­bonnes intentions, son grand cœur, que des actions concrètes !

Propos recueillis à Los Angeles par Frank Rousseau