Quand « l’usine du monde » fermera ses portes

Moins dociles que par le passé, les salariés rêvent d’accéder à la société de consommation. Leurs rémunérations ne progressant pas assez vite à leur goût, les mouvements sociaux se multiplient. Et les groupes étrangers commencent à porter leurs regards ailleurs…

Grève pour les salaires dans l’usine Honda de Foshan, en juin. © REA

Grève pour les salaires dans l’usine Honda de Foshan, en juin. © REA

Publié le 13 octobre 2010 Lecture : 6 minutes.

Pour Zhou Deqian, le choc est rude. Ouvrière dans une usine de jouets de Wenzhou, dans la province chinoise du Zhejiang, au sud de Shanghai, elle touchait jusqu’au mois dernier un salaire mensuel légèrement inférieur à 1 125 yuans (environ 125 euros). Pas grand-chose par rapport à son salaire d’embauche (1 500 yuans), il y a cinq ans, mais elle ne se plaignait pas. Son entreprise n’avait-elle pas échappé à la crise ? Autour d’elle, elle avait vu tant de licenciements que Deqian avait fini par se croire immunisée. Et puis, fin août, sa direction lui a mis le marché en main : soit elle acceptait une nouvelle réduction, importante, de son salaire, soit elle prenait la porte. Dans un premier temps, elle a choisi de se battre, avec une dizaine de collègues licenciées. Et puis, de guerre lasse, elle est repartie chez elle, dans son village du Henan.

L’histoire de Deqian n’a rien d’original. Car cet « atelier du monde » qu’est la Chine traverse une zone de turbulences annonciatrice, sans doute, de futures évolutions.

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Face aux licenciements abusifs, aux baisses de salaires, aux mauvaises conditions de travail et à la corruption, le mécontentement gronde, mais reste plus ou moins larvé, faute de syndicats ouvriers dignes de ce nom. En Chine, il n’existe qu’une centrale syndicale, officielle. Elle est représentée dans chaque entreprise par des membres de l’encadrement. La province du Guang­dong est devenue une véritable caisse de résonance des mouvements sociaux. Selon le China Daily, une quarantaine de grèves y ont été recensées entre le 25 mai et le 12 juillet. Ce serait banal ailleurs ; ça l’est beaucoup moins en Chine. En 2008, sur 130 millions de travailleurs migrants, on estime que 10 millions sont retournés chez eux après avoir perdu leur emploi. Combien sont revenus depuis ?

Aides et subventions

Car aujourd’hui, la crise économique semble passée et la consommation a repris, dopée par les subventions, les bons d’achat accordés par les gouvernements locaux et les mesures destinées à stimuler la consommation intérieure. Depuis 2006, la consommation croît, en moyenne, de 11,6 % par an. Wang Xuanqing, haut fonctionnaire au ministère du Commerce, estime (dans Le Quotidien du peuple en ligne) que la Chine pourrait, d’ici à 2015, devenir le deuxième plus grand consommateur mondial, devant le Japon.

La croissance, qui était de 8,7 % en 2009, avoisinera sans doute 11 % cette année. Il arrive ici ou là, on l’a vu, que les salaires régressent, mais la tendance générale est quand même à la hausse. Globalement, ils devraient progresser de 9,7 % pour les urbains et de 16,3 % pour les ruraux. Même s’ils restent très inférieurs à ceux pratiqués en Occident, ce n’est pas rien.

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En une vingtaine d’années, le profil et les aspirations des migrants ont radicalement changé. Aujourd’hui, après trente années de croissance ininterrompue, la nouvelle génération des ouvriers réclame sa part du gâteau. On ne quitte plus son village pour trouver du travail, mais pour s’enrichir, pour accéder à la propriété et à un niveau de vie plus élevé dans une de ces banlieues presque coquettes qui, un peu partout, poussent comme des champignons. Symboles de promotion sociale dans les années 1980, la montre, la bicyclette et la machine à coudre font aujourd’hui sourire. Place à l’automobile, à la télévision à écran plat et aux produits de luxe !

Mais les prix flambent et, au terme de longues années de travail, l’épargne accumulée n’est pas toujours suffisante pour accéder au logement. L’écart entre les revenus des ouvriers venus de la campagne, sans aucuns droits ni avantages sociaux, et ceux des citadins « légaux » ne cesse de se creuser.

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À l’origine du problème, le hukou, un livret d’enregistrement qui relie, comme une chaîne, chaque citoyen à son lieu d’origine. Institué dès l’Antiquité, à l’époque des Royaumes combattants (Ve siècle-221 av. J.-C.), il fut modernisé, au début des années 1950, sur le modèle de la propiska soviétique. Ce système inique prive les travailleurs, dès lors qu’ils choisissent de changer de lieu de résidence, de toute protection sociale et les empêche de scolariser leurs enfants. Bref, il interdit aux migrants toute possibilité d’intégration.

Le hukou a fait l’objet d’un récent assouplissement qui est loin de faire l’unanimité. Seules peuvent en bénéficier les personnes possédant un bon niveau d’éducation et ayant les moyens d’acheter un logement dans leur région d’adoption. Le sujet est hautement sensible. En mars, Zhang Hong, le rédacteur en chef de L’Observateur économique, a été démis de ses fonctions. Avec douze autres journaux, il avait publié un éditorial commun réclamant l’abolition pure et simple du hukou. Les auteurs y estimaient que « les hommes naissent libres et doivent disposer du droit de circuler librement ». Quelques heures après sa publication, toute référence à l’appel avait disparu du web…

A bon entendeur…

On peut donc s’interroger sur les motivations de la publicité faite à la récente vague de contestation sociale. Un indice : tous les mouvements de grève évoqués dans les médias visaient des entreprises étrangères.

Syndicats officiels et patrons auraient aisément pu étouffer les conflits, sans le moindre écho médiatique, si telle avait été la volonté du gouvernement. C’est l’attitude le plus souvent adoptée lorsque les revendications concernent des entreprises à capitaux chinois. Sauf, bien sûr, quand il s’agit de faire passer un message. L’an dernier, la large couverture médiatique dont a bénéficié l’assassinat du dirigeant de l’entreprise Jianlong, battu à mort par les employés de Tonghua Iron and Steel, avec qui il s’apprêtait à fusionner, peut être interprétée comme un avertissement à l’adresse des chefs d’entreprise supposés peu scrupuleux. À bon entendeur…

Ce n’est donc pas par hasard si la Chine laisse s’exprimer le malaise des ouvriers dans les entreprises taiwanaises et japonaises. Au printemps dernier, une vague de suicides (quatorze tentatives et onze décès, suivis du recrutement de deux mille psychiatres et conseillers psychologiques) a ébranlé l’entreprise taiwanaise Hon Hai Precision, qui, sous la marque Foxconn, fournit des composants électroniques à Dell et à Hewlett-Packard, mais qui, surtout, fabrique l’iPhone d’Apple.

Coup de griffe

En cause : la longueur des journées de travail (plus de quinze heures), le stress, l’insuffisance des salaires et, de manière générale, le caractère très dur et hiérarchisé du management. À la veille de l’accord historique du 29 juin autorisant les échanges commerciaux directs entre la Chine et Taiwan, c’était évidemment une manière de faire savoir aux dirigeants de l’île nationaliste que l’implantation sur le continent de leurs entreprises se ferait conformément aux règles édictées à Pékin.

Accessoirement, le message était aussi un habile coup de griffe décoché aux États-Unis, pas forcément désireux que le monde entier soit informé de la sous-traitance chinoise d’Apple !

Paralysie d’une usine de composants électroniques Mitsubishi Electric, grèves à répétition chez Toyoda Gosei, blocage des quatre sites du constructeur automobile Honda… La plupart des conflits sociaux placés sous les feux des projecteurs concernent des entreprises japonaises. L’occasion pour Pékin d’attiser de veilles rancœurs historiques toujours prêtes à refaire surface. Dans tous les cas, la réaction du management nippon a été rapide. À Foshan, les ouvriers d’Atsumitec, qui fournit des pièces détachées à Honda, ont ainsi obtenu une augmentation salariale record de 47 % et le droit de constituer un syndicat.

Au lendemain de la crise, une série de mesures ont permis à la Chine de redresser la barre. Quelque 586 milliards de dollars (422 milliards d’euros) ont ainsi été injectés dans l’économie par l’État, tandis que les taux d’intérêt étaient maintenus à un niveau très bas, et que, dans de nombreuses municipalités, le salaire minimal augmentait de 20 %. Reste un dilemme : comment relancer durablement la consommation sans faire perdre au pays son statut d’usine du monde ? Encourager une trop forte hausse des salaires risque, à terme, de décourager les investisseurs étrangers, qui, devant la gravité des tensions sociales, commencent à se détourner d’un pays en proie à de fortes tentations protectionnistes, et dont les ouvriers ne sont plus aussi dociles et travailleurs qu’autrefois.

Certaines entreprises réfléchissent déjà à un éventuel redéploiement en Asie du Sud-Est. C’est au Vietnam, par exemple, et non en Chine, qu’Intel a investi 1 milliard de dollars dans la construction d’une usine de microprocesseurs. Quant au nippon Hoya, il a annoncé son intention d’ouvrir une usine dans les environs de Hanoi.

À en croire les résultats d’une étude du centre Eurasia (HEC), la plupart des entreprises étrangères installées en Chine (80 % des sondés) ont confiance dans les perspectives de croissance du pays, leur optimisme se dégrade – seuls 34 % des groupes interrogés considèrent que leur rentabilité va s’améliorer dans les années à venir, tandis que 39 % craignent d’être victimes de discrimination.

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