Tunisie : la vérité sur la fuite de Ben Ali

Certains en ont fait un conte échevelé, voire un roman d’espionnage. Voici enfin, reconstitué, heure par heure, grâce à des témoins clés, le récit de ce 14 janvier qui vit le départ de Tunisie de Ben Ali et de ses proches.

À l’aéroport de Tunis, en 2002. © AFP

À l’aéroport de Tunis, en 2002. © AFP

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Publié le 25 février 2011 Lecture : 7 minutes.

Ce 14 janvier, dans l’après-midi, le cours de l’Histoire s’accélère. Depuis le milieu de la matinée, le général Ali Seriati, le chef de la garde présidentielle, est au palais, au côté de Ben Ali. Minute après minute, il reçoit de ses unités et des chefs de la police des nouvelles alarmantes. Sur l’avenue Bourguiba, l’informent ces derniers, les manifestants se comptent par dizaines de milliers. Et ils réclament le départ du président. C’est donc que le peuple n’a pas été dupe des promesses formulées la veille : dans un discours télévisé, Ben Ali avait demandé à ses concitoyens de lui laisser six mois pour entreprendre des réformes et s’était engagé à quitter le pouvoir ensuite, sans briguer un sixième mandat.

Accueil triomphal

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Peu après 13 heures, Seriati apprend que plusieurs incendies ont éclaté – le premier dans la villa toute neuve de Houssem Trabelsi, à l’entrée de la côte de Gammarth, et donc à quelques minutes du palais. Houssem, propriétaire du restaurant Le Brauhaus 209, lui aussi en proie aux flammes, est le neveu de Leïla. Prise de panique, cette dernière téléphone aussitôt aux membres de sa famille. « Quittez immédiatement le pays ! » les supplie-t-elle, avant de presser son mari d’en faire autant, et tout de suite. « La situation est de plus en plus grave », lance Seriati en présence de deux des trois filles de Ben Ali issues d’un premier mariage. Alors que Dorsaf Chiboub et Ghazoua Zarrouk s’empressent de rentrer chez elles pour se mettre à l’abri, leur père ne manifeste pas la moindre intention de partir. Seriati lui conseille alors de prendre le large. Laissez-moi le temps de mater la révolte et de vous préparer ensuite un accueil triomphal, lui souffle-t-il. L’état-major est d’accord pour que vous partiez avec votre femme et vos enfants, mais sans les autres membres de la famille Trabelsi. Abattu, Ben Ali se résigne. Mais où aller ? Juste avant 15 heures, il téléphone à Nayef Ben Abdelaziz Al Saoud, le ministre saoudien de l’Intérieur, pour lui annoncer son arrivée dans la nuit. Nayef lui répond qu’il est son invité. Depuis l’époque où ils étaient membres du Conseil des ministres arabes de l’Intérieur, dont le siège permanent est à Tunis, les deux hommes ont noué des liens solides.

Contrairement à ce qui a parfois été dit ou écrit, il n’a jamais été question que Ben Ali et les siens partent pour la France, pour Malte ou pour la Grèce. Pas davantage qu’ils se réfugient à Djerba ou à Tripoli. Le plan de vol porte sur un trajet direct Tunis-Djeddah en vue de la Omra, le petit pèlerinage sur les lieux saints, en Arabie saoudite.

À 15 heures, la présidence donne l’ordre de préparer l’avion pour un départ à 17 heures, l’heure à laquelle le couvre-feu imposé par l’armée entrera en vigueur. L’équipage dispose de moins de deux heures pour se regrouper sur la base aérienne d’El-Aouina. De manière inhabituelle, on ne lui a pas communiqué les noms de code des passagers (VIP-1 pour Ben Ali, VIP-2 pour Leïla et VIP-3 pour leur jeune fils).

Comme le chef de l’État se rend rarement à l’étranger et que, de surcroît, on est en pleine révolte, seules VIP-2 et sa suite sont censées monter à bord. Ce qui n’est guère pour surprendre : depuis plusieurs années, Leïla utilise cet appareil pour ses fréquents déplacements – voyages d’affaires, vacances ou shopping – à travers le monde, notamment dans les capitales européennes et dans les pays du Golfe, avec une prédilection pour Dubaï et, occasionnellement, pour la « Omra-shopping ». Mais cette fois, Ben Ali est bel et bien en tête du petit groupe de passagers.

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En quittant le palais peu avant 17 heures, il n’a dit au revoir à aucun de ses proches collaborateurs. Abdelaziz Ben Dhia, son ministre d’État, qui était aussi son conseiller politique numéro un et son porte-parole, n’en revient toujours pas. « Je ne l’avais pas vu depuis la veille – le jeudi 13 – à 9 heures du matin, lorsqu’il m’a demandé d’aller à la Chambre des députés pour assister au débat auquel participait le Premier ministre, raconte-t-il à J.A. À aucun moment il ne m’a ensuite contacté ou informé de ses projets de départ. Le lendemain, peu après 17 heures, l’aile du palais réservée à ses conseillers et où se trouvait mon bureau était quasiment vide. Alors, comme c’était l’heure du couvre-feu, je suis rentré chez moi. Je me suis installé devant la télévision au moment où elle annonçait qu’elle allait diffuser une information importante. C’est ainsi que j’ai appris qu’il venait de quitter le pays. »

Sur la base d’El-Aouina, l’ambiance est pesante. Arrivés dans une Mercedes noire blindée suivie de trois 4×4 également noirs, Ben Ali, Leïla, leur fils unique Mohamed (6 ans), leur fille Halima (18 ans) et son fiancé Mehdi Ben Gaied (23 ans), ainsi que la gouvernante, embarquent dans le Boeing 737 présidentiel. Tous sont visiblement angoissés mais silencieux. Une fois à bord, l’émotion submerge les fuyards. Ce sont les nerfs de Ben Ali qui lâchent en premier. Il se met à sangloter. Leïla craque à son tour. « Pourquoi pleurez-vous ? » ne cesse de leur demander l’enfant, gagné par leur chagrin. Halima fond en larmes. Son fiancé la console. La scène se déroule sous les yeux de la gouvernante et sous ceux, discrets, d’une partie des cinq membres de l’équipage, composé du commandant de bord, du copilote, d’un mécanicien, d’une hôtesse et d’un steward. Le plein de kérosène complété, le Boeing aux couleurs de la République tunisienne immatriculé TS IOO – « Oscar Oscar » pour les initiés – roule en direction de la piste 29 de l’aéroport de Tunis-Carthage, mitoyen avec la base. À 17 h 45, le signal du décollage est donné. L’appareil met le cap vers le sud, avant de virer vers l’est au niveau de Monastir, à 170 km de là, et de prendre la direction de Djeddah.

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Pendant que ses proches prennent leurs aises dans le salon et que Leïla se repose dans la chambre aménagée à bord, Ben Ali s’installe dans le cockpit. Il ne le quittera à aucun moment. Le pilote – derrière qui il a pris place – et le copilote le sentent stressé et devinent qu’il a une arme. Craint-il qu’on leur donne l’ordre de rebrousser chemin afin de le ramener à Tunis ? Qu’ils changent de direction ? Plusieurs fois dans la nuit, il leur demandera quel pays ils sont en train de survoler.

Comme Idi Amin Dada

L’atterrissage est risqué : depuis plusieurs jours, Djeddah est noyé sous une pluie battante. Le pilote profite d’une ouverture dans la couche de nuages pour se poser, vers 1 heure du matin, heure locale. Soulagé, Ben Ali dénoue sa cravate. À sa descente d’avion, il se tourne vers les membres de l’équipage et lance, bravache : « Ne vous éloignez pas les gars, je serai bientôt de retour ! »

Le représentant du protocole saoudien le gratifie d’un « bienvenue, Excellence Président ». Le chef de l’État déchu et sa suite sont alors conduits jusqu’à l’un des palais qui ont vu défiler, entre autres dictateurs exilés, l’Ougandais Idi Amin Dada – qui y est mort en 2003. Pendant ce temps, les passeports des membres de l’équipage sont examinés selon les formalités d’usage. Ces derniers seront ensuite transférés, leur dit-on, dans un grand hôtel de la ville où ils sont censés passer le reste de la nuit. Alors qu’on leur sert des rafraîchissements dans un salon de l’aéroport, ils apprennent à la télévision que, à Tunis, le Premier ministre, Mohamed Ghannouchi, vient d’être intronisé président par intérim. Ils téléphonent aussitôt au PDG de la compagnie nationale Tunisair, leur supérieur hiérarchique, pour l’informer des allusions de Ben Ali sur un possible retour et lui font part de l’intention des Saoudiens de les garder à Djeddah. Après consultation avec les nouvelles autorités, le patron de Tunisair les rappelle et leur transmet l’ordre de rentrer immédiatement à Tunis avec leur avion. Ce qui fut fait.

Le témoignage de Ben Dhia – qui, après Ben Ali, était le personnage le plus important du régime – est crucial. Il confirme que, le 14 janvier, le raïs se trouvait isolé, prisonnier de ses tête-à-tête avec le général Seriati et Leïla. Il signifie aussi qu’une fois le couple parti, et aucune instruction n’ayant été donnée ni à Ben Dhia ni à Ghannouchi, Seriati devenait ipso facto l’homme fort du pays. On n’a pas de détails sur ce dont Ben Ali était convenu avec son sécurocrate. Mais Seriati était à la fois le chef de la garde présidentielle – mieux entraînée et équipée que l’armée –, le patron des chefs des services de police, et aussi celui qui, en pratique, supervisait l’armée pour le compte de la présidence. Doté de tels pouvoirs, il était donc le mieux placé pour mater la révolte populaire.

Mais roulait-il pour Ben Ali ou pour lui-même ? Circonspecte et très bien informée, la hiérarchie militaire s’est sans doute posé cette question en voyant l’avion de Ben Ali décoller. Elle choisira d’arrêter sur le champ le probable nouvel homme fort, avant qu’il ne facilite le retour de Ben Ali au pouvoir… ou ne s’en empare lui-même. Le soir même, Seriati était appréhendé et placé en détention sur la base d’El-Aouina, d’où était parti Ben Ali.

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