Livre : quand les Algériens racontent leur guerre

Notre collaborateur Renaud de Rochebrune signe, avec l’historien Benjamin Stora, un ouvrage fouillé sur la guerre d’Algérie qui renverse la perspective dominante de manière salutaire.

Alger, le 10 janvier 1957, durant la guerre d’Algérie. © AFP

Alger, le 10 janvier 1957, durant la guerre d’Algérie. © AFP

Publié le 8 novembre 2011 Lecture : 5 minutes.

L’Algérie va-t-elle vraiment changer ?
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L’Algérie va-t-elle vraiment changer ?

Sommaire

L’originalité de ce livre sur la guerre d’Algérie claque dès son titre : « vue par les Algériens ». Le rapport de force de la production éditoriale entre les deux rives de la Méditerranée est au moins aussi inégal qu’il le fut hier sur le terrain. Si près de 3 000 ouvrages ont été consacrés au conflit avant même l’avalanche attendue pour le cinquantenaire de 2012, les textes reflètent en majorité une approche plutôt française, critique ou apologétique, neutre ou chauvine. D’où la question : comment les Algériens, acteurs et victimes, ont-ils vu et vécu « leur » guerre ? Les auteurs, outre des recherches inédites, ont cherché la réponse en revisitant de près cette énorme masse écrite. Dans une longue « note sur les sources », ils justifient, avec un soin rare, chacune des scènes racontées dans les cinq grands chapitres qui composent l’ouvrage et donnent à chaque fois la référence des documents dont ils se sont servis.

Un exemple parmi d’autres de la qualité de leur travail : le 6 février 1956, Guy Mollet, chef du gouvernement français de l’époque, n’a-t-il reçu que des tomates comme le veut la légende née des comptes rendus de la presse de l’époque ? Ou bien ce légume, plutôt rare en cette saison, n’était-il qu’une exception dans la pluie de projectiles plus consistants qui s’abattirent sur le cortège officiel ? Les auteurs s’interrogent et concluent que la manifestation n’avait rien de bon enfant…

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Répression

L’autre originalité de ce travail est d’avoir renoncé au récit linéaire pour privilégier cinq dates clés, entre 1949 et 1956. Première question fondamentale : quand commence vraiment la guerre d’Algérie ? Le 1er novembre 1954 ou le 20 août 1955 ? Le petit millier d’activistes qui se lance dans la bagarre en premier ne sera guère suivi. La répression se révèle efficace, les divergences politiques neutralisent des régions entières et, en dehors des Aurès et de la Kabylie, la « rébellion » dénoncée par les responsables français n’embraie pas sur le pays profond. C’est dans ce contexte que le nouveau chef de la zone II (on ne parle pas encore de wilaya), Youssef Zighout, prend l’initiative de mobiliser les masses rurales. Le 20 août, il les lance à l’assaut de Philippeville (aujourd’hui Skikda). Des milliers de paysans, avec femmes et enfants, probablement encadrés par « à peine deux cents combattants » de l’Armée de libération nationale (ALN), investissent le cœur de la cité portuaire et attaquent commissariats, gendarmerie et bâtiments administratifs. La propagande française insiste sur une « violence aveugle ». À tort : le bilan le plus sérieux fait aujourd’hui état de 5 morts européens. La démonstration de force touchera en fin de compte de nombreuses localités du département le plus peuplé d’Algérie, causant au total une centaine de décès civils. La répression sanglante, que les auteurs chiffrent entre 7 000 et 12 000 morts musulmans, soit cent fois plus que les victimes du côté des Européens, va faire basculer les populations dans la guerre. Et poser un problème nouveau au Front de libération nationale (FLN) : celui de l’encadrement d’une force très éloignée par son nombre, sa composition, son niveau culturel et politique, des instigateurs du 1er novembre 1954. Fellahs insurgés d’un côté, militants politiques de l’autre, les rapports entre ces deux groupes sont marqués par la domination des seconds sur les premiers. L’autoritarisme politique des régimes qui vont se succéder en Algérie n’est-il pas né de cette asymétrie ?

Dans les mois qui suivent, le soulèvement qui embrase toutes les régions rend urgent, pour la direction du FLN, de « faire le point de la situation et de coordonner la lutte ». Le groupe à l’origine de l’appel aux armes du 1er novembre a organisé sa gouvernance sur le principe de la collégialité. Ses membres se sont réparti le territoire algérien en cinq puis six zones, chaque chef étant seul compétent pour choisir ses adjoints et sa stratégie, les questions communes devant être traitées par l’ensemble du groupe. Une rencontre de ce dernier était prévue début 1955. Elle n’aura pas lieu, faute de pouvoir réunir tous les intéressés. Le passé récent ne favorise pas l’adoption d’un schéma simple de pouvoir. Tous les dirigeants sont des militants passés par le Parti du peuple algérien-Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (PPA-MTLD) et ils se défient des zaïms, les chefs charismatiques, à cause du précédent de leur ancien leader Messali Hadj, trop enclin à traiter le parti comme sa « chose ». Ils redoutent aussi les manœuvres politiciennes. N’ont-elles pas empêché le principal parti nationaliste de se lancer plus tôt dans la lutte armée ?

Révolution

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Le congrès de la Soummam, qui réunit une bonne partie des chefs du FLN et de l’ALN, en août 1956, entend apporter une solution à cette question. La « révolution » se choisit une tête composée d’une instance législative, le Conseil national de la révolution algérienne (CNRA), et d’un exécutif, le Comité de coordination et d’exécution (CCE). Le Congrès pose deux principes qui ne survivront pas à la suite de la guerre : afin de normaliser les rapports entre les civils et les militaires, entre les chefs de l’intérieur et ceux de l’extérieur, le FLN est censé diriger l’ALN, et les commandants maquisards sont supposés l’emporter sur les ambassadeurs de la révolution – à commencer par Ben Bella – installés hors d’Algérie…

Les auteurs dissèquent la genèse de ce tournant décisif de la révolution algérienne, mais aussi les oppositions qui le rendront caduc à peine un an plus tard avec l’assassinat de son promoteur, Ramdane Abane, tête politique du FLN. S’agissant de cet autre moment clé de l’histoire algérienne, il nous faudra patienter jusqu’à la parution du tome 2 de l’ouvrage, en 2012, pour en connaître le déroulement. En attendant, la lecture du tome 1, qui s’achève sur le récit de la bataille d’Alger, confirme que le pari est tenu : la vision algérienne des premières années de la guerre s’impose enfin dans l’historiographie de ce qui fut le plus long conflit colonial du XXe siècle.

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La Guerre d’Algérie vue par les Algériens, tome 1 : « Des origines à la bataille d’Alger », par Renaud de Rochebrune et Benjamin Stora, Denoël, 440 pages, 23,50 euros.

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