« Moi, Rose Kabuye, prisonnière de l’État français »

Depuis un mois, la directrice du protocole du président Paul Kagamé est mise en examen à Paris pour « complicité d’assassinat en relation avec une entreprise terroriste ». Placée sous contrôle judiciaire et contrainte de rester sur le territoire français, elle clame son innocence. Portrait exclusif d’une femme décidée à se battre jusqu’au bout pour l’honneur des siens.

Publié le 16 décembre 2008 Lecture : 11 minutes.

L’épave de l’appareil du président Juvénal Habyarimana, tué dans un attentat le 6 avril 1994. © Bouju/AP/Sipa
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Attentat du 6 avril 1994 : retour sur l’enquête de la discorde entre la France et le Rwanda

Le 6 avril 1994, l’attentat contre le président rwandais Juvénal Habyarimana donnait le signal de départ au génocide contre les Tutsi. Retrouvez tous nos articles sur ce dossier qui empoisonne depuis vingt ans les relations entre Paris et Kigali.

Sommaire

Elle est venue nous voir à Jeune Afrique, une fin d’après-midi froide et grisâtre de début décembre, en famille. David, son mari, et deux de ses trois enfants arrivaient tout juste de Kigali pour passer à ses côtés les fêtes de fin d’année et Rose en a profité pour se promener avec eux dans Paris. En simple touriste ? Pas vraiment. « Je n’ai pas le cœur à cela, je suis une prisonnière sans barreaux, dit-elle, une innocente accusée d’être une terroriste. Beaucoup rêvent de voir Paris pour la première fois. Pour moi, cette découverte est un peu comme un cauchemar. » Arrêtée en Allemagne le 9 novembre, extradée vers la France trois jours plus tard, mise en examen pour « complicité d’assassinat » dans le cadre de l’attentat contre l’avion du président rwandais Habyarimana en avril 1994 et laissée libre sous contrôle judiciaire en attendant son éventuel procès, Rose Kanyange Kabuye, 47 ans, n’a finalement pas grand-chose de la femme de fer en service commandé souvent décrite par les médias. Recluse dans un appartement de la lointaine banlieue parisienne, obligée de pointer toutes les deux semaines au commissariat de sa commune de résidence, elle compte les jours, surfe sur internet, téléphone au pays et oublie parfois d’avoir le moral. Surtout, la directrice du protocole de Paul Kagamé attend qu’on lui communique enfin, sous forme de CD, les attendus de l’enquête du juge Jean-Louis Bruguière, ce fameux rapport qui l’accuse – elle et huit autres responsables rwandais – d’avoir fomenté l’assassinat de Juvénal Habyarimana et dont elle ne connaît, comme tout le monde, que les bribes publiées il y a deux ans dans la presse. Alors que chacun pensait qu’elle s’était jetée dans la gueule du loup en connaissance de cause, sur ordre de son chef et avec l’accord tacite de l’Élysée, comme une kamikaze télécommandée pour faire exploser un dossier qui embarrasse autant Paris que Kigali, Rose raconte une tout autre histoire. Dans sa tête, dit-elle, elle ne cesse de se remémorer ce samedi 8 novembre au soir, et cet avion de la Lufthansa dans lequel elle embarque, à Addis-Abeba, en direction de Francfort. « Si c’était à refaire ? Je ne sais pas. Sachant ce qui m’attendait là-bas, j’aurais consulté ma mère, mon mari, mes enfants, qui tous m’auraient dit de ne pas y aller. Et je crois que je ne serais pas partie, même si je n’ai rien à me reprocher. Je suis droite, je suis fière, je n’ai pas peur du danger. Mais me faire arrêter volontairement, ça, c’est au-dessus de mes forces. »

En anglais, elle qui a vécu trente ans en Ouganda, d’une voix rapide et monocorde, cette longue femme fine comme une lance raconte sa vie, alors que la nuit tombe sur Paris. David et ses deux fils sont sortis boire un chocolat. Elle est seule et les souvenirs se bousculent. Naissance un jour d’avril 1961 à Byumba dans le Nord, au sein d’une famille tutsie de huit enfants. Le père est un éleveur plutôt aisé, avec ses soixante vaches qui sont toute sa fierté. Accroché à sa terre, il a résisté aux pogroms anti-Tutsis de novembre 1959, puis à la mainmise du parti radical Parmehutu de Grégoire Kayibanda sur la région. Mais la pression est trop forte, les assassinats se multiplient, et le Nord se vide de sa population tutsie, contrainte à l’exil. Fin 1961, alors que Rose n’a que quelques mois, l’essentiel de la famille prend à son tour le chemin de l’Ouganda. Destination : les grands camps de réfugiés de l’Ancholi, dans le Sud, où des dizaines de milliers de Rwandais, en grande majorité tutsis, survivent de l’aide internationale dans des huttes précaires. Heureusement, le père Kanyange a pu emmener ses vaches, dont le lait et la viande lui servent à payer l’éducation de ses enfants. Deux fois par jour, la petite Rose parcourt à pied les dix kilomètres qui séparent le camp de l’école. À 13 ans, on l’envoie à Kampala, la capitale, où une enseignante compatissante la fait passer pour ougandaise afin de pouvoir l’inscrire au collège. Sous le régime de Milton Obote, qui les tient pour des ennemis potentiels, les réfugiés tutsis n’ont en effet aucun droit et risquent à tout moment l’expulsion. Rose cache son origine en même temps que croît en elle un farouche sentiment identitaire. Elle apprend à se méfier, à parler bas, à serrer les poings. Diplômée, elle s’inscrit en sciences politiques à l’université de Makerere. Nous sommes en 1982, elle a 21 ans et voit son avenir en gris : enseignante peut-être, exilée sans aucun doute. De loin, elle suit avec ferveur et un brin d’envie la guérilla que Yoweri Museveni et son Uganda ­Patriotic ­Movement mènent contre le dictateur Obote, avec l’aide décisive de réfugiés rwandais dont les noms circulent avec admiration au sein de la communauté : Fred Rwigyema et un certain Paul Kagamé, qu’elle ne connaît pas encore.

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Retour au pays

1983. Depuis longtemps tenaillée par l’envie d’un retour au pays qui l’a vue naître, dont elle ignore tout et où survit encore une partie de sa famille, Rose décide d’un voyage au Rwanda – un mois, tout au plus, le temps de voir les collines et de humer l’air parfumé du lac Muhazi. Sa première tentative est un échec. Au poste-frontière de Katuna, après l’avoir examinée de la tête aux pieds et conclu qu’elle était une Tutsie, les militaires rwandais la refoulent. Deux mois plus tard, elle récidive avec une amie, munie comme elle d’un passeport ougandais. Cette fois, ça passe. S’ensuit une semaine de cauchemar avant un retour précipité en Ouganda. Partout, on les insulte à cause de leur physique de Tutsies. À Kigali, on les traite d’inyenzi (« cafards ») et on les menace en pleine rue. À Kayonza, dans l’Est, sur la place du marché, un murmure se fait à leur approche : « Les reines sont revenues ! » – les épouses des mwamis, les rois tutsis d’antan. Les pierres volent. C’est la fuite. Rose mettra longtemps à absorber ce choc.

En 1985, elle est au Kenya, chez une tante, à la recherche d’un job de professeur, quand elle rencontre l’homme de sa vie, David Kabuye, un Tutsi de la diaspora installé à Nairobi. Tous deux partagent l’obsession de cette terre promise et interdite sur laquelle, ils en font le serment, ils reviendront un jour la tête haute. Au début de 1986, alors que Yoweri Museveni vient de renverser Obote et de prendre le pouvoir à Kampala, nommant dans la foulée Rwigyema à la tête de l’état-major et Kagamé à celle des services de sécurité, Rose Kanyange s’enrôle dans l’armée ougandaise. À la fois éduquée et « physique » (elle a été capitaine de l’équipe de volley-ball à l’université), elle fait ses classes et devient aussitôt aide de camp d’un général, avec le grade de lieutenant. David, lui, rejoint le Front patriotique rwandais (FPR) peu après sa création, en 1987 à Kampala, par Rwigyema et Kagamé. Ils se marient deux ans plus tard.

Dans la nuit du 1er au 2 octobre 1990, prévenue en secret par un émissaire du Front, Rose Kabuye prend son arme de service, revêt son battle-dress, chausse ses rangers et rejoint un petit groupe de militaires rwandais dans les faubourgs de la capitale. Direction le poste-frontière de Kagitumba, première étape de la lutte de libération lancée par le « commandant Fred ». Ipso facto, Rose et ses compagnons troquent leur uniforme provisoire de l’armée ougandaise pour celui de l’APR, l’Armée patriotique rwandaise, branche militaire du FPR. Une guerre commence, qui s’achèvera quatre ans plus tard dans les miasmes du génocide. Et elle commence mal. Rwigyema est tué au front le premier jour de l’offensive, aussitôt remplacé par Paul Kagamé rentré précipitamment d’un stage aux États-Unis. Après quelques succès initiaux, l’APR est contrainte de reculer en désordre devant la contre-attaque de l’armée rwandaise appuyée par des conseillers français et un contingent zaïrois. Rose est en poste dans le parc de l’Akagera, à la frontière tanzanienne, puis envoyée dans les maquis montagneux du Birunga. Elle s’occupe des combattants blessés et des malades ravagés par la malaria et le kwashiorkor. Dans ces conditions d’extrême précarité, le cessez-le-feu puis l’accord de paix d’Arusha conclu en août 1993 entre le régime Habyarimana et le FPR sonnent comme une délivrance. Nommée députée au titre du quota réservé au Front, Rose Kabuye, qui a désormais le grade de major, prend ses quartiers dans les bâtiments de l’ancien Parlement, au sommet de l’une des trois collines de Kigali, en compagnie des autres représentants désignés par le FPR et d’un bataillon de six cents hommes de l’APR affectés à leur protection. Pendant sept mois, elle ne sort pratiquement pas des locaux, tant le climat, à l’extérieur, est tendu. Dans Kigali gros des terreurs à venir, la paix ne tient qu’à un fil.

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Le fil se rompt brutalement au soir du 6 avril 1994. Celle qui, selon le juge Bruguière, aurait alors briefé, sur l’ordre téléphonique de Paul Kagamé, le présumé « network commando » chargé d’abattre l’avion présidentiel, décrit cette journée fatidique d’une tout autre manière. « Ce fut une journée ordinaire. Le soir, nous avons dîné à la cantine. Et tout à coup, vers 20 heures, la radio a annoncé la nouvelle : Habyarimana venait de mourir. Ma première réaction a été instinctive : il ne l’a pas volé, il a fait tant de mal. Et puis, je me suis reprise. Nous étions là, isolés, en plein cœur de Kigali, encerclés par l’ennemi, sans armes lourdes pour nous défendre. J’ai pensé à mon fils, à David. J’ai pensé aussi que nous allions vendre chèrement notre peau. ». Avec les autres députés, elle reçoit aussitôt l’ordre de descendre dans les caves de l’ex-Parlement. À 22 heures, le bombardement commence. Il durera trois jours et trois nuits, sans répit, avant que les Casques bleus de la Minuar établissent un mince cordon de protection. Arrivent alors les réfugiés, par centaines, jusqu’à deux mille, qui racontent, hébétés, les épouvantables massacres auxquels se livrent tout autour les militaires et les milices du « Hutu Power ». Dans les couloirs bondés du bâtiment où Rose tente de faire régner un semblant d’ordre, l’atmosphère, les cris, la puanteur sont parfois indescriptibles. Chaque jour, des groupes hagards de Tutsis, souvent blessés, se pressent devant les grilles. Cet enfer durera un mois et demi. À la mi-mai, une colonne de l’APR parvient jusqu’à Kigali, sécurise un corridor et évacue tout le monde. Rose est du convoi. C’est une survivante.

Ponctuelle et organisée

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De retour à Byumba, base arrière d’une armée désormais irrésistible, Rose Kabuye est nommée administratrice d’une zone libérée : celle de Kigali rurale tout d’abord puis, dès la chute de la capitale le 4 juillet 1994, de Kigali ville. Elle panse les plaies du génocide avant de retrouver son siège de députée, au titre de représentante de l’APR. Début 2002, son mandat achevé, Rose réintègre les casernes. Nommée colonelle, elle s’occupe de logistique, un domaine où elle excelle. Un an plus tard, Paul Kagamé, désormais chef de l’État, se cherche un responsable du protocole. Très porté sur l’ordre, l’organisation et la ponctualité, il veut un militaire et s’adresse pour cela à son chef d’état-major, le général James Kabarebe. Ce dernier pense aussitôt à Rose, que Kagamé connaît, certes, mais sans qu’elle soit pour autant du premier cercle de ses proches. Le général la convoque : « Ce sera ta prochaine mission », lui explique-t-il. Rose range son uniforme et étoffe sa garde-robe. La voici directrice du protocole d’État. C’est à ce poste sensible, où elle est installée depuis plus de trois ans, que Rose Kabuye apprend un jour de novembre 2006 qu’un juge français a lancé contre elle un mandat d’arrêt international. « Ma première réaction a été d’en rire », dit-elle. « Puis j’ai cherché sur Internet pour savoir qui était ce Bruguière et ce que signifiait ce mandat. Et je me suis dit : ça risque de me pourrir la vie. Un chef du protocole qui ne peut pas voyager, c’est impensable ! » Décidée à ne pas se laisser intimider, Rose multiplie alors les tests, malgré les supplications de sa mère et de ses enfants qui la conjurent de ne plus quitter le Rwanda. Munie de son passeport diplomatique et en mission officielle, elle se rend au Kenya, puis en Tanzanie, au Nigeria, en Éthiopie, en Chine. Bien que le mandat d’arrêt ait été dûment relayé par Interpol, nul ne l’inquiète. Première alerte en septembre 2007 : elle doit rebrousser chemin à Nairobi, en route pour l’Assemblée générale de l’ONU. Motif : elle risque, lui dit-on, d’être interpellée lors de l’escale de Londres. Fausse alerte, rapidement dissipée. Trois jours plus tard, elle est à New York aux côtés du président Kagamé. Rassurée, Rose se rend ensuite à Rome au sommet de la FAO, puis à Berlin, malgré les réserves de l’ambassadeur d’Allemagne à Kigali. Elle n’est pas loin de penser que le fameux mandat est désormais obsolète, d’autant qu’à Paris le juge Bruguière a cédé la main à deux autres magistrats. « Lorsque j’ai pris l’avion le 8 novembre pour Francfort, en mission officielle, avec mon passeport diplomatique et mon visa Schengen délivré par l’ambassade d’Italie, je pensais sincèrement que les risques d’une arrestation étaient minimes », dit-elle. À tort, bien sûr. La suite, aux allures d’affaire d’État, a occupé la une des médias : interpellée à l’aéroport de Francfort, Rose Kabuye est conduite en prison, où Paul Kagamé vient lui rendre visite, puis extradée trois jours plus tard vers Paris. « Le juge allemand m’a laissé le choix entre deux options. Rester à Francfort et plaider l’arrestation abusive, ou demander mon extradition. J’ai choisi, avec l’accord du chef de l’État, la seconde. C’est en France que tout a commencé, c’est en France que tout doit finir. » Quai des Orfèvres, où elle a, dit-elle, été « correctement traitée », Rose se prépare mentalement à retourner en prison. La partie est serrée entre les magistrats qui la reçoivent, le juge des libertés imposant en définitive sa libération provisoire.

« J’ai confiance », murmure-t-elle ce soir de décembre, à la manière d’un petit soldat montant au front. « Quand j’irai revoir les juges et qu’ils m’en­tendront sur le fond, ils verront bien que tout cela est une méprise et que je suis innocente. Et puis, c’est vrai, d’un mal peut sortir un bien : crever l’abcès entre la France et le Rwanda. Mais tout de même, il y a quelque chose qui me trouble, c’est la manière dont on nous traite, nous, Africains. Croyez-vous qu’un de nos États pourrait se permettre d’arrêter comme ça un haut fonctionnaire blanc en mission officielle sans que la foudre ne lui tombe sur la tête ? » La confession s’arrête là. David et les enfants sont revenus. Rose Kabuye regagne son véhicule un peu plus loin dans la rue, sans un regard pour les illuminations de Noël.

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