Mohamed Kerrou : « La révolution tunisienne n’est pas terminée »

Un an après la révolution qui a conduit à la chute de Ben Ali, la Tunisie est toujours dans la tourmente. Économie exsangue, justice délabrée, liberté d’expression menacée… Autant de sujets de préoccupation pour les Tunisiens. Décryptage avec Mohamed Kerrou, enseignant à la faculté de droit et de sciences politiques de Tunis.

Un manifestant tunisien, en janvier 2011. © AFP

Un manifestant tunisien, en janvier 2011. © AFP

Publié le 13 janvier 2012 Lecture : 6 minutes.

Un an déjà… Le 14 janvier 2011, après 23 ans de dictature, Zine el-Abidine Ben Ali était chassé du pouvoir à l’issue d’une contestation populaire inédite. Première révolution du « Printemps arabe », c’est aussi celle qu’on juge souvent la plus aboutie. Pourtant, la situation économique alarmante et les tentatives de contrôle de l’État par le parti islamiste Ennahdha sont loin d’être rassurantes. Moins d’un mois après la formation du gouvernement, la grogne se fait de plus en plus forte. Décryptage avec Mohamed Kerrou, enseignant à la faculté de droit et des sciences politiques de Tunis.

Jeune Afrique : Quel bilan peut-on faire de la révolution tunisienne, un an après ?

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Mohamed Kerrou (en photo ci-contre) : On peut noter une évolution très nette de l’état psychologique des Tunisiens. L’enthousiasme a laissé place au désespoir. Ennahdha va trop loin en tentant de s’immiscer dans toutes les sphères de la vie politique et sociale.

Il est beaucoup trop tôt pour juger du devenir de la révolution tunisienne.

À commencer par le limogeage du colonel Moncef Laajimi, directeur général de la brigade d’intervention, par le ministre de l’Intérieur, Ali Laaridh. Ce dernier veut réformer le ministère mais nous connaissons pas ses intentions : moderniser la police afin d’en faire une police civile ou prendre la main sur le ministère pour qu’il soit au service du parti.

En ce sens, nous pouvons décrire la révolution, un an après, comme un mouvement civil accaparé par un courant politico-religieux. Mais il est beaucoup trop tôt pour juger du devenir de la révolution tunisienne. Nous n’avons pas le recul nécessaire.

Y-a-t-il un risque d’un retour à la dictature ?

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C’est aller trop vite en besogne que de prédire le retour à la dictature. Pour l’instant nous avons les morceaux d’un puzzle, et nous ne savons pas encore s’il y a derrière tout ça un vrai projet. Certains dénoncent un plan diabolique visant à installer une nouvelle dictature… Ce que nous pouvons voir pour l’instant, ce sont des signes, comme les nominations d’hommes proches du pouvoir à la tête des médias publics. Mais sur ce point, je pense que le gouvernement va reculer, même s’il n’y a pas encore de communiqué officiel. Quoiqu’il en soit, l’avenir du pays dépendra de la force de résistance de la société civile.

 Quel reproches peut-on faire à Ennahdha ?

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Depuis un mois et de demi, Ennahdha va trop loin sur de nombreux dossiers : organisation des pouvoirs, nomination de ses ministres aux postes-clés et surtout la nomination vraiment inacceptable du gendre de Rached Ghannouchi (en photo ci-dessus, le 1er octobre 2011 à Sidi Bouzid, © AFP) à la tête du ministère des Affaires Étrangères. On ne peut pas se réclamer de la révolution en nommant un gendre à un poste clé, surtout pas en Tunisie, pays qui a souffert si longtemps de ce syndrome.

Toutes les révolutions passent par des contre-révolutions, mais il y a des choses que le peuple n’accepte pas. Alors aujourd’hui les Tunisiens bougent pour les mêmes slogans que ceux de la révolution : la dignité dans le travail et le refus de la marginalisation.

La contestation sociale est de plus en plus forte dans les régions déshéritées du centre de la Tunisie où les immolations se multiplient. Est-ce que, un an après la chute de Ben Ali, cela traduit l’échec de la révolution ?

Les immolations sont devenues un phénomène dans ces régions. Elles correspondent à un cri de détresse de personnes désespérées qui souhaitent attirer l’attention sur la situation économique catastrophique des régions du centre. La différence avec le suicide de Mohamed Bouazizi (qui a déclenché la révolution l’an dernier, NDLR), c’ est qu’aujourd’hui ce ne sont plus des jeunes mais des pères et des mères de famille qui s’immolent. Ce n’est donc pas un rejet de la révolution mais une continuité, dans la même logique de détresse.

Si on n’apporte pas de solutions immédiates, si on n’écoute pas ces personnes déshéritées du centre de la Tunisie, la situation va exploser.

Les suicides peuvent se multiplier dans les semaines et les mois à venir mais la contestation peut aussi prendre d’autres formes, entrer dans la violence. Une chose est sûre : dans ces régions, si on n’apporte pas de solutions immédiates, si on n’écoute pas ces personnes, la situation va exploser.

Une seconde révolution ?

On ne peut pas affirmer qu’il y aura une seconde révolution. On ne sait pas si la montée des contestations marque le début d’un mouvement social s’il s’agit seulement d’actions spontanées gonflées par les réseaux sociaux. Mais il y a en tout cas des actes forts : les habitants de Kasserine ont hué tellement fort les trois présidents tunisiens (Hamadi Jebali, président du gouvernement, Moncef Marzouki, président de la république et Mustapha Ben Jaafar, le président de l’Assemblée) que ceux-ci ont été obligés de quitter les lieux. C’est un geste extrêmement fort, un exemple qui a de fortes chances d’être suivi ailleurs. Cet acte montre que les rapports entre le pouvoir et les régions marginalisées n’ont pas changé. En ce sens, la révolution n’est donc pas terminée.

Depuis un an, rien n’a été fait pour ces régions ?

Les responsables sont plus soucieux de leurs postes et de leurs salaires que de la situation à l’intérieur du pays. Aucun plan de développement régional n’a été proposé, que des discours sans suite. Il y a pourtant une demande extraordinaire de personnes qui veulent travailler. La ville de Gafsa, par exemple, pourrait gérer ses phosphates et en vivre. Les richesses régionales doivent être données en priorité aux locaux, et c’est la même chose pour l’agriculture de Sidi Bouzid et le potentiel touristique de Kasserine.

Pour que l’on puisse évaluer la révolution tunisienne, il faut prendre en compte la situation des régions de l’intérieur qui ont déclenché le mouvement. Un an plus tard, elles se retrouvent dans la même situation économique et sociale, voire pire.

Moncef Marzouki a lui-même évoqué un risque de « suicide collectif » si la situation économique ne se redressait pas…

La première chose qu’il devrait faire, c’est de se taire : il rend les choses encore plus catastrophiques, tant sur le plan extérieur qu’intérieur.

Entre un Premier ministre qui n’a pas de programme, un président qui enchaîne les bourdes et un chef de parti qui agit dans l’ombre, il y a de quoi être pessimiste.

S’il y a un responsable qui nous mènera au suicide collectif, ce sera lui. Tous les Tunisiens le savent. Moncef Marzouki se dit président élu mais ce n’est pas le peuple qui l’a directement choisi. Aujourd’hui les Tunisiens sont furieux contre lui et contre la politique menée par le gouvernement.

Y-a-t-il des notes optimistes ?

Au niveau politique, nous ne voyons pas de bon signes : entre un Premier ministre qui n’a pas de programme, un président qui enchaîne les bourdes et un chef de parti qui agit dans l’ombre, il y a de quoi être pessimiste. D’autant que personne ne sait combien de temps va durer la transition.

Mais si l’on compare la Tunisie à l’Égypte, nous ne sommes pas en si mauvaise position que cela. Ce sont des civils qui dirigent l’État et non des militaires, il n’y a pas encore de vagues de violence et le processus n’est pas cassé. Par comparaison, c’est donc une révolution plutôt réussie. Cependant les objectifs que s’étaient fixé le peuple tunisien pour cette révolution ne sont pas atteints : aujourd’hui nous pouvons simplement dire que la dignité par le travail est bien loin d’être accomplie et que la liberté commence à être grignotée.

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Propos recueillis par Camille Dubruelh
 

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