Kaïs Saïed veut disputer à la Libye le gisement pétrolier d’El Bouri

Dans une nouvelle sortie remarquée, le président tunisien réclame une redéfinition des frontières maritimes avec le voisin libyen, afin de mettre la main sur des gisements pétroliers offshore. Un dossier pourtant tranché au plus haut niveau depuis 1982.

Kaïs Saïed avec Dalila Chebbi Bouattour, PDG de l’Entreprise tunisienne d’activités pétrolières, lors d’une visite à l’Etap, à Tunis, le 16 mars 2023. © Présidence de Tunisie

Publié le 22 mars 2023 Lecture : 4 minutes.

« Rendre aux Tunisiens ce qui leur a été pris » est l’un des objectifs que Kaïs Saïed a de nombreuses fois évoqué dans ses interventions, depuis 2021. Concrètement, il s’agit en particulier de récupérer des biens mal acquis ; mais plus largement, le président entend rétablir la Tunisie dans ce qu’il pense être ses droits. Y compris territoriaux. C’est ce qui l’a conduit, le 16 mars, lors d’une visite à l’Entreprise tunisienne d’activités pétrolières (Etap), à déclarer que dans l’affaire du partage du plateau continental avec la Libye, « la Tunisie a reçu des miettes ». Et à réclamer un partage du gisement pétrolier d’El Bouri et du plateau continental à parts égales entre les deux voisins. Selon lui, avec ses 23 000 barils par jour, le gisement, situé à 120 kilomètres des côtes libyennes, peut couvrir les besoins de la Tunisie et au-delà.

Avec une telle prise de position, le président rouvre un dossier clos en 1982, date d’un jugement rendu par la Cour internationale de justice. Revenir sur la chose jugée, même par une instance arbitrale de très haut niveau, ne dérange visiblement pas Kaïs Saïed. Il n’a d’ailleurs pas hésité à revenir à plusieurs reprises sur des affaires anciennes dans lesquelles certains faits étaient prescrits, au prétexte d’un tort porté au peuple.

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« Une affaire perdue d’avance »

Le contentieux du plateau continental entre la Tunisie et la Jamahiriya libyenne, qui abrite le champ pétrolifère d’El Bouri, considéré comme l’un des plus grands gisements sous-marins de Méditerranée, a été soumis à la Haye en 1977 . En février 1982, après épuisement de tous les recours, un jugement définitif a été rendu en faveur de la Libye à une majorité de dix voix contre quatre. Ce que rappelle aujourd’hui Mohamed Oun, ministre du Pétrole et du Gaz du gouvernement d’union nationale libyen en réponse aux propos du président Saïed.

Indigné, le président de la commission de l’énergie de l’assemblée des représentants libyenne, Aïssa Laribi, annonce de son côté qu’il compte adresser une réponse officielle au voisin. La tension monte entre les deux pays, alors que la Libye est venue en aide à la Tunisie, fin 2022, en lui fournissant de l’essence et des denrées alimentaires pour faire face aux pénuries.

« Quel besoin a Saïed de revenir sur une affaire perdue d’avance ? » se demande un ancien diplomate tunisien, qui rappelle que le Premier ministre Hédi Nouira avait, en son temps, confié le dossier d’El Bouri à son conseiller Sadok Belaïd, professeur agrégé en droit, doyen de la faculté de droit et des sciences politiques et économiques de l’université de Tunis. Un juriste que connaît d’ailleurs bien Kaïs Saïed, qui l’a chargé en mai 2022 de la rédaction d’une proposition de Constitution (laquelle n’a finalement pas été prise en considération).

Un gisement découvert en 1972

À l’époque, Belaïd avait rappelé que la découverte, en 1972, du gisement est le fait d’une compagnie qui opérait avec un permis de prospection délivré par Tripoli, et que le désaccord entre la Tunisie et la Libye est d’ordre politique. Initialement, les deux pays s’étaient accordés pour gérer le plateau continental selon une ligne de facto pointée à 26 degrés vers le nord-nord-est à partir de Ras Ajdir (voir carte ci-dessous) et qui avait été prise en considération pour l’octroi, par la Tunisie ou la Libye, de permis de prospection.

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Pour ne rien simplifier, le projet d’union entre les pays frères et voisins qu’avaient signés Bourguiba et Kadhafi à Djerba le 12 janvier 1974 n’avait tenu que quatre jours, son rejet donnant lieu à une longue crise entre les deux pays. Crise dont le partage du plateau continental tuniso-libyen n’était qu’un ingrédient parmi d’autres. Il avait fallu que le Secrétaire général de la ligue arabe, Mahmoud Riadh, déploie tout son entregent pour convaincre les deux pays de laisser la cour internationale de Justice statuer sur le litige du gisement d’El Bouri.

 © Carte des activités d’hydrocarbures dans le golfe de Gabès produite par Serept, Société de recherche et d’exploitation des pétroles en Tunisie. © JA et Serept

© Carte des activités d’hydrocarbures dans le golfe de Gabès produite par Serept, Société de recherche et d’exploitation des pétroles en Tunisie. © JA et Serept

La cour, on l’a dit, s’est prononcée en faveur de la Libye dans une décision très précisément motivée, et qui est d’ailleurs toujours consultable sur son site internet. S’appuyant sur une affaire plus ancienne ayant opposé la Norvège et la Grande Bretagne en 1969, les juristes ont une nouvelle fois appliqué le principe d’équidistance pour déterminer à qui appartenaient les gisements sous-marins selon leur position par rapport aux frontières maritimes entre les deux pays. La partie tunisienne avait bien essayé d’invoquer la tectonique des plaques pour tenter de faire revenir El Bouri dans son escarcelle, sans succès.

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Lobbying de Kadhafi

Il faut dire que tout au long de l’instruction du dossier, et contrairement à la Tunisie qui, pensant que ses appuis occidentaux lui assureraient la victoire, s’était présentée avec une petite délégation, Kadhafi avait sorti le grand jeu, faisant du lobbying avant l’heure et misant sur une équipe d’avocats américains de renom. En 1985, Tunis et Tripoli avaient d’ailleurs entériné la décision de la cour internationale en signant un accord bilatéral établissant leurs frontières maritimes, puis en créant une société mixte pour exploiter en commun un gisement situé au nord de celui d’El Bouri.

L’attribution du champ pétrolier à la Libye ne souffre donc aucune contestation et, par ses propos, Kaïs Saïed risque surtout de provoquer une réaction hostile de son voisin de l’est face à ce qui pourrait être perçu comme une menace sur sa souveraineté. « On voit mal ce que la Tunisie peut avoir à gagner dans un tel bras de fer », s’agace un ingénieur qui connaît bien le dossier. « Imputer les erreurs dans la gouvernance de l’énergie aux prédécesseurs est improductif, déplore ce spécialiste. L’urgence en matière d’énergie devait plutôt être, pour nos dirigeants, de réduire la dépendance énergétique du pays, qui dépasse les 60 %. »

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