Tanella Boni : « Entre la France et l’Afrique, le ver est dans le fruit depuis trop longtemps »

La célèbre philosophe, poète et romancière ivoirienne, plaide pour que les Africains gardent à l’esprit leur histoire commune. Et prône le dialogue, notamment dans son pays.

Tanella Boni. © MONTAGE JA : V.Fournier pour JA

Clarisse

Publié le 1 avril 2023 Lecture : 9 minutes.

L’ACTU VUE PAR – C’est une voix féminine majeure de la littérature africaine. À tout juste 68 ans, Tanella Boni fait partie de ces écrivains engagés pour l’Afrique, et pour la liberté. Professeur émérite de philosophie à l’université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan, elle repense la place de l’humain, et œuvre à redonner à la parole poétique toute l’importance qu’elle mérite, grâce notamment à des festivals comme celui qu’elle installe progressivement à Grand-Bassam depuis deux ans.

Après une semaine au Printemps des poètes et un week-end au Salon du livre africain de Paris, l’auteur d’Insoutenable frontière (éditions Bruno Doucy, 2022) a accepté de revenir pour Jeune Afrique sur l’inexcusable chasse aux Subsahariens en Tunisie, la stratégie africaine d’Emmanuel Macron, la trop timide réconciliation en Côte d’Ivoire ou encore les nouvelles formes d’asservissement de la femme africaine.

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Jeune Afrique : Quel regard portez-vous sur la relation entre l’Afrique et la France aujourd’hui ? Aucune des initiatives d’Emmanuel Macron ne semble trouver grâce aux yeux des Africains…

Tanella Boni : Le président Macron essaie de réparer cette relation, mais le ver est dans le fruit depuis trop longtemps. La manière dont l’autre vous regarde est porteuse de sens : condescendance et préjugés peuvent s’y lire. Pouvons-nous parler d’égal à égal ? Pouvons-nous faire en France ce qu’elle fait chez nous ? Chaque fois qu’elle s’intéresse à un de nos pays, c’est parce qu’il y a un intérêt économique, qu’elle a quelque chose à en tirer, quelque chose qui l’enrichit. Nous, Africains, n’avons rien à y gagner. Malgré les discours volontaristes, parfois généreux, nous récoltons – au mieux – des miettes.

N’est-ce pas aux Africains de se battre pour leurs intérêts ?

Nous avons tellement intériorisé l’idée que nous sommes des êtres coloniaux qu’il nous est impossible de faire un pas de côté. Or c’est ce qu’il faudrait. Nous critiquons la manière dont les Français nous traitent, mais que faisons-nous pour y remédier ? Il nous suffirait pourtant de créer nos propres entreprises et commerces, de transformer nos produits et de les vendre dans le monde entier. Faisons circuler nos savoirs et nos savoir-faire.

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Mais il y a plus grave que nos renoncements : dénoncer les agissements de la France tout en acceptant l’installation, dans d’autres régions, d’autres types de discours, comme si nous avions vocation à être éternellement sous la botte d’un camp ou d’un autre. Savons-nous seulement ce que cet autre nous réserve ? Nous disposons de toutes les richesses nécessaires à notre épanouissement. Utilisons-les pour faire quelque chose de nos vies familiales, sociales, politiques… Voilà le véritable enjeu.

Dans votre recueil de poèmes Insoutenable frontière, vous explorez les frontières visibles et invisibles que les humains dressent entre eux. L’une d’elles, la couleur de peau, a une résonance particulière au regard de l’actualité.  À ce sujet, que vous inspire le discours raciste du président Kaïs Saïed en Tunisie ?

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Étymologiquement, le mot « Afrique » vient de la région de Carthage, en Tunisie. Ne serait-ce que pour cette raison, son président ne peut se permettre de renvoyer d’autres Africains. Si ce type de discours prospère dans l’ensemble de la société, c’est parce qu’il y a des problèmes économiques, et qu’on est toujours en quête du bouc émissaire. Celui qui ne ressemble pas aux autres, qui est peut-être hors la loi parce qu’il n’a pas ses papiers. Celui qu’on peut piétiner pour lui montrer qu’il n’est pas chez lui.

On ne le réalise peut-être pas encore, mais les Subsahariens, dont des familles bien établies, ont vécu une véritable tragédie en Tunisie. Mon souhait pour ce continent, à la fois un et contrasté – il y a une Afrique et des cultures multiples -, c’est que nous gardions toujours à l’esprit notre histoire commune. L’oublier, c’est ouvrir les portes à toutes les dérives, au chaos, à la dislocation, dommageables pour le panafricanisme. Je trouve d’ailleurs assez curieux que l’indignation de l’Union africaine n’ait pas été prononcée d’une voix plus vibrante.

L’ouverture d’un dialogue permet d’accepter l’altérité ? 

Il faut qu’on se parle. S’il est des mots qui séparent, il en existe aussi qui lient et qui permettent de faire monde. Si on ne s’ouvre pas l’un à l’autre, si on ne s’accepte pas les uns les autres, avec nos différences, on court vers un monde infernal dans lequel on aura perdu l’essentiel, la paix nécessaire à un monde habitable. Et puis, nous ne sommes pas seuls dans ce monde. Nous vivons avec des plantes, des animaux… Essayons donc de soigner cette terre. Ça commence à être dramatique. Je suis peinée de ce qu’il advient de nos forêts en Côte d’Ivoire, par exemple.

Dans votre ouvrage Sans parole ni poignée de main publié en 2022, vous revenez sur un scandale écologique qui a marqué les esprits dans votre pays, en 2006 : l’affaire du Probo Koala, un cargo de déchets toxiques venu de son plein gré vider son chargement à Abidjan.

On fait comme si ce scandale n’avait jamais existé. Je veux bien qu’on reproche aux Européens d’enfouir leurs déchets là où ils peuvent. Mais qui, en Côte d’Ivoire, porte la responsabilité de ce drame survenu alors que le pays traversait une crise politique ? Il y a eu plusieurs morts, des milliers de cas d’empoisonnement, des enfants nés avec des malformations, l’eau et la terre sont durablement polluées…

La ville d’Abidjan est une presqu’île et nos aliments proviennent en partie de ses eaux : nous nous empoisonnons à petit feu. Quels sont ceux qui ont permis à ce cargo d’accoster ? Qui doit répondre ?  Peut-on effacer les conséquences d’un tel drame en débloquant des tonnes d’argent dont on ne sait d’ailleurs pas dans quelles poches elles ont atterri ? Comme on dit en Côte d’Ivoire, c’est bouche cousue : on a vu, on est atteint, mais on se tait. Cette affaire est comme un clou planté dans mon esprit.

Les 18 et 19 mars, au Salon du livre africain de Paris, vous avez participé à une conférence qui avait pour ambition de faire l’état des lieux de la condition féminine en Afrique. Où en est-on ?

Difficile de dresser un état des lieux. Nous avons néanmoins fait le constat que nos acquis sont de plus en plus menacés. On a évoqué le cas de la Tunisie, qui était un modèle en matière de droits des femmes sous Bourguiba, mais qui se remet aujourd’hui à débattre de polygamie.

Il y a quelques avancées en Côte d’Ivoire : une femme mariée peut conserver le nom de son époux et son nom de jeune fille. Avant, on faisait disparaître celui-ci. Mais reste deux problèmes cruciaux : le mariage précoce des jeunes filles, souvent retirées de l’école dès l’âge de 12 ans à cette seule fin, et – même si je vais certainement choquer beaucoup de monde en Côte d’Ivoire – la dot, remise au goût du jour, y compris dans les villes et dans les familles les plus sophistiquées, ce qui constitue pour moi une véritable régression. Marier sa fille, est-ce la vendre ?  Je suis atterrée.

Sur les réseaux sociaux, la femme africaine donne l’impression d’être parfaitement décomplexée, totalement désinhibée et libérée, pleinement maîtresse de son destin…  

Il y a aujourd’hui de nouvelles formes d’asservissement qui passent par les réseaux sociaux, les télénovelas et par la littérature à l’eau de rose, très consommée en Côte d’Ivoire. On en vient à une forme de sexualisation des corps, des plus jeunes aux plus mûrs, à une théâtralisation permanente des vies, en raison d’un besoin insatiable de s’exprimer, de se dévoiler, d’exister. C’est peut-être le contrecoup d’une vie dans des sociétés très violentes et très moralisatrices envers les femmes, lesquelles cherchent à se libérer de ce carcan pour « devenir quelqu’un » même si elles n’ont pas fait d’études, quitte à se montrer parfois excessives à leur tour.

C’est une forme de revendication inconsciente ?

Revendication ? Le terme est peut-être un brin noble pour leurs actions. C’est une nouvelle forme d’aliénation pour le regard de l’autre. Cet autre masculin, en quête de corps jugés érotiques, dont on se dépêche de satisfaire les désirs.

Vous pensez à ces corps déformés par la chirurgie esthétique, fesses et seins proéminents, et pour lesquels certaines femmes dépensent des sommes folles ? 

Celles qui n’en ont pas les moyens recourent à diverses plantes et huiles essentielles… Sauf que ces hommes qu’elles sont censées séduire sont généralement mariés, parfois polygames. La société se transforme et change le regard que certaines femmes portent sur leur propre corps.

C’est étonnant que des personnes qui prétendent s’aimer aient une telle perception d’elles-mêmes. C’est un sujet important, d’autant plus que les risques de décès ou de complications sont grands. On abime sa vie à tout point de vue – il suffit de regarder certaines femmes complètement difformes. En réalité, ces femmes promènent d’énormes souffrances. Pour s’en convaincre, il suffit de discuter avec elles.

En 2022, vous avez fait rééditer votre roman Matin de couvre-feu, paru en 2005, sur la vie difficile des habitants d’un pays imaginaire, entre violences et incertitudes… Pourquoi fallait-il republier ce livre ?   

Il était d’autant plus important de la faire – et en Côte d’Ivoire – que cette réédition coïncidait avec les vingt ans du début de la rébellion, le 19 septembre 2002. Il me semble que ce roman n’a pas été suffisamment lu par les Ivoiriens. Il n’a pas eu de vie chez vous, le pouvoir de l’époque ne l’a pas vraiment accepté.

Les écrivains n’ont pas seulement vocation à distraire, ou à alimenter agréablement les imaginaires. Il en faut quelques-uns comme nous, qui se penchent sur les heurts et les malheurs de la société. Certains sujets me tiennent à cœur et les porter devient une nécessité, pour aujourd’hui et pour demain, pour livrer aux autres ce qui pourrait leur échapper, afin qu’on n’oublie pas.

Et qu’on ne recommence pas non plus…

J’estime qu’on ne tire pas suffisamment les leçons du passé en Afrique. Les mêmes drames se répètent, comme si les gens avaient la mémoire courte.

Où en est la réconciliation nationale dans votre pays ? Les cœurs sont-ils moins meurtris ?

Le traumatisme a été tel que nous préférons éviter certains sujets. On a envie d’oublier, d’aller de l’avant, même si les blessures datant des années des escadrons de la mort (2003 à 2005) restent vives, dans un camp comme dans l’autre. J’ignore si le moment où on parlera de ce qui s’est réellement passé viendra dans notre pays. Après l’élection de Laurent Gbagbo en octobre 2000, les choses ne se sont pas déroulées comme prévu. Tous les maux enfouis se sont échappés comme d’une boîte de Pandore et ont prospéré, les familles se sont séparées, les rancœurs et les conflits entre les ethnies sont nées… Il fallait faire quelque chose pour calmer les tensions. Mais les populations ont continué de souffrir. Je pense ici aux conséquences politiques et sociales de « l’ivoirité ».

Aujourd’hui, on passe sous silence un autre fléau : la montée en puissance des discours religieux, ceux des églises de réveil, des confréries nouvelles en islam. On voit arriver des prophètes de toutes parts et pourtant, personne ne dit mot. Or on sait le venin – et je pèse mes mots – que leurs discours inoculent dans l’esprit des gens. Des familles se déchirent. On voit le diable se promener.

Ce phénomène religieux a-t-il un lien avec les crises ivoiriennes ?

Quand on perd la stabilité politique, même pour un cours laps de temps, les corps, les cœurs, les esprits, voire nos valeurs, s’envolent. En effet, lorsque ces dernières sont fragilisées, on en cherche de nouvelles, comme si elles nous donnaient des raisons de vivre. On en est là en Côte d’Ivoire.

Est-ce que cela signifie que la réconciliation est impossible en Côte d’Ivoire ?

Elle viendra, je ne perds pas espoir. Elle passera par l’éducation au sein des familles, mais aussi via les réseaux sociaux. Il faut lutter contre le désœuvrement des jeunes. Il faut occuper leur esprit, qu’ils puissent faire quelque chose de leurs dix doigts, avec leurs sens.

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