La technologie est une traîtresse. Laissez un micro ouvert et il n’aura pas l’intelligence de censurer, de couper, de mentir ou de dénaturer. Il révèlera la vraie nature de nos vénérés dirigeants, celle qu’ils cachent sous l’épais vernis de la communication politique. Il montrera sans fard ce que sont nos puissants sans leur armée de conseillers et autres collaborateurs. Autant la technologie est mise à contribution pour donner d’eux l’image d’« hommes dieux » infaillibles, autant cet instrument indiscret peut tout détruire en captant sans discernement une conversation qui n’était pas destinée à être rendue publique.
« Créature » de…
Un micro intelligent n’aurait pas retransmis l’échange surréaliste du président camerounais, Paul Biya, avec ses accompagnateurs lors du deuxième sommet États-Unis – Afrique, qui s’est tenu du 13 au 15 décembre 2022 à Washington. Alors que le speaker annonce la prise de parole du dirigeant africain, on entend ce dernier dire en se dirigeant vers le pupitre : « Je suis en vedette […]. Qui sont tous ces gens qui sont là ? »
On entend aussi le chef d’État, qui aura 90 ans le 13 février, murmurer, installé sur son fauteuil : « Est-ce qu’il y a des gens importants ? » Bien évidemment, dans l’auditoire, quelques personnalités, tel le Rwandais Paul Kagame, attendaient patiemment. Visiblement, le président n’avait pas été préparé par ses équipes à prendre la parole en public ce jour-là. Toujours en ligne, cette vidéo suscite des débats. Nous cacherait-on quelque chose ? Faut-il s’inquiéter de la lucidité du capitaine ?
Débats auxquels a tenté de mettre un terme Jacques Fame Ndongo, journaliste formé à l’École supérieure de journalisme de Lille, enseignant de sémiotique, auteur prolifique, ministre de l’Enseignement supérieur et, surtout, communicant-en-chef de l’ancien parti unique, le Rassemblement démocratique du peuple camerounais. « Idéologue » du parti, aussi, prétendent certains. Peut-être parce que ce politique, qui renouvelle sans cesse son allégeance en se présentant volontiers comme une « créature » de Paul Biya a, ces quarante dernières années, mis un talent indéniable au service de la construction d’une image de président surhomme, presque transcendant et infaillible.
Amoureux des belles lettres
Il a attendu le discours radio-télévisé du Nouvel An, et la cérémonie des vœux du corps diplomatique et des corps constitués au chef de l’État, qui s’est tenue le 6 janvier au palais d’Étoudi, pour s’extasier sur la performance de son champion et remettre les détracteur de son « créateur » à leur place.
« De l’avis de la majorité des récepteurs du message, la communication présidentielle du 31 décembre 2022 aura brillé, sur les plans narratif et linguistique, par sa densité et sa clarté. Elle a été étincelante : plan cohérent du texte, mots clés attractifs, mots thèmes innovants, agencement approprié des phrases, des idées, des prescriptions et des orientations stratégiques », écrit cet amoureux des belles lettres au verbe recherché.
Son commentaire de la cérémonie des vœux fut de la même eau : « Ce mercredi 6 janvier 2023, l’écriture kinésique présidentielle a été éblouissante : posture dynamique, stature énergique, allure percutante, mouvements harmonieux, sourire mesuré et suggestif, ténacité et pugnacité du virtuose de la communication politique qu’est Paul Biya. » On ne saurait mieux dire.
« Distorsion de la réalité »
Fame Ndongo a été formé au logiciel du parti unique à une époque lointaine où les dirigeants tentaient de structurer l’espace public par la propagande. C’était avant le basculement du temps des masses dans celui de l’opinion publique. Avant l’avènement des communicants, qui empruntent aux techniques de la publicité et du marketing pour « vendre » une offre politique à des citoyens consommateurs. Entre le Biya entraperçu en décembre à Washington et celui, apprêté, que nous présente le propagandiste du parti présidentiel camerounais, il y a, peut-être, un soupçon de « distorsion de la réalité ».
D’autant que, pour étayer ses propos, Jacques Fame Ndongo, qui a oublié de citer sa source, prétend parler au nom d’une « majorité de récepteurs », que lui seul sait dénombrer. À moins que la vérité de cette affaire ne se trouve dans Les Obsèques de la lionne, de La Fontaine : « Amusez les rois par des songes / Flattez-les, payez-les d’agréables mensonges, / […] vous serez leur ami. »