Tahar Ben Jelloun : « Emmanuel Macron ne comprend pas le monde arabe »

Relations Maroc-Algérie, visite prochaine à Rabat du président Macron, expulsion par la Belgique de l’imam Iquioussen… Le regard acéré de l’écrivain franco-marocain et membre de l’académie Goncourt, Tahar Ben Jelloun.

Tahar Ben Jelloum© MONTAGE JA : Bruno Levy Tahar Ben Jelloum © MONTAGE JA : Bruno Levy

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Publié le 28 janvier 2023 Lecture : 5 minutes.

L’ACTU VUE PAR – Il est probablement l’un des auteurs d’origine marocaine les plus connus dans le monde. Écrivain prolifique – plus de 60 ouvrages –, Tahar Ben Jelloun a été le premier écrivain arabe couronné du prix Goncourt. C’était en 1987, pour son roman La nuit sacrée. Depuis 2008, il est également membre de la célèbre académie littéraire.

Outre ses romans, poèmes et nouvelles, l’auteur a aussi publié un essai sur la condition sociale des travailleurs immigrés, La plus haute des solitudes, ainsi que plusieurs ouvrages pédagogiques sur le racisme, le terrorisme ou l’islam. En 2022, il signe Au plus beau pays du monde, une déclaration d’amour à la complexité sociale, culturelle et religieuse de son Maroc natal.

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Considéré à la fois comme ambassadeur de la francophonie et fier représentant de la culture marocaine, Tahar Ben Jelloun partage avec Jeune Afrique son regard sur l’actualité marocaine. Qu’il s’agisse de la fin annoncée de la crise diplomatique entre Rabat et Paris ou de l’inextricable imbroglio maroco-algérien, il ne se dérobe jamais.

Jeune Afrique : Face au refus d’Alger d’ouvrir son espace aérien, et après un long bras de fer, le Maroc a décidé, le 13 janvier, de ne pas envoyer son équipe disputer le Championnat d’Afrique des nations (Chan) 2023. Qu’est-ce que cette situation dit des relations actuelles entre les deux pays ?

Tahar Ben Jelloun : Beaucoup de personnes croient que le conflit entre les deux pays n’est pas sérieux, qu’il ne s’agit que de querelles jalouses. Mais il faut rappeler l’Histoire et le désaccord autour des frontières coloniales à l’origine de ce différend. Concernant le Chan, énième signe de la détérioration des relations, le Maroc était prêt à participer à la compétition. L’avion était sur le tarmac. Mais le régime militaire algérien – qui à mes yeux est une sorte de junte – a refusé de donner son autorisation. En empêchant l’équipe nationale de jouer sur son sol, le régime algérien se ridiculise au yeux du monde entier.

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Le 30 décembre dernier, le président Abdelmadjid Tebboune a déclaré que l’Algérie avait rompu ses relations diplomatiques avec Rabat pour « éviter la guerre ». A-t-on atteint un point de non-retour ?

Quand on décide de fermer les frontières, d’empêcher les Marocains et les Algériens de se rencontrer… Ce sont déjà des actes d’animosité, les symptômes d’une guerre froide. Mais si l’Algérie ne fait pas la guerre, c’est parce qu’elle a vu que son protecteur et ami, Vladimir Poutine, était empêtré en Ukraine et que ce était pas le moment d’attaquer le Maroc.

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Mais l’envie de détruire le Maroc est tout à fait ancrée dans la mentalité du régime militaire algérien, affolé par ce qu’est devenu le Maroc. C’est-à-dire un pays émergent, stable, qui s’est imposé sur la scène internationale et qui fait des progrès dans plusieurs domaines. Malgré son imperfection et tous les problèmes qui sont les siens. Cette réalité nuit beaucoup à la popularité du régime.

La venue le 16 décembre dernier de Catherine Colonna a été l’occasion pour la cheffe de la diplomatie française d’annoncer officiellement « la fin de la crise » entre les deux pays. Et avec elle, la fin des restrictions sur les visas. La levée de cette mesure vexatoire suffira-t-elle à relancer les relations entre les deux pays, du moins au niveau des élites ?

L’histoire des visas était véritablement humiliante pour tout le monde. C’était une forme de punition. En plus, ce n’était pas très fin de la part de Macron et de son ministre de l’Intérieur. Cette situation a déclenché au Maroc une sorte de désamour, de détestation même, de tout ce qui est français, et de façon très brutale. Parce qu’il y a eu des refus de visa pour des personnalités importantes, comme un ancien ministre, un député, des professeurs de médecine qui devaient assister à des colloques… J’ai essayé de mon côté d’alerter le président Macron. Il n’a rien voulu savoir. Donc il a fallu que la tension persiste pour qu’ils [le gouvernement français, NDLR] se rendent compte qu’il fallait faire quelque chose. Cet épisode est derrière nous aujourd’hui. Reste à savoir si les promesses seront tenues.

Cette première visite diplomatique a d’une certaine manière balisé celle du président français Emmanuel Macron, attendu au Maroc entre fin février et début mars. Comment s’annonce cette rencontre ?

Le président français a choisi de recevoir Tebboune à Paris avant de se rendre au Maroc [la visite de Tebboune était prévue avant le voyage de Macron au Maroc, mais le président algérien ne devrait venir à Paris qu’en mai 2023, NDLR]. Il pense sincèrement qu’il va réussir à assainir la relation meurtrie entre l’Algérie et la France. Il se trompe, parce que le régime militaire au pouvoir, comme avec le Maroc, a besoin de cette tension permanente pour continuer d’exister. Macron n’a pas compris cela ou n’a pas voulu le comprendre.

Il a fait le choix de garder de bonnes relations avec l’Algérie, ce qui est une très bonne chose. Mais le problème, c’est qu’il ne faut pas sacrifier les relations avec le Maroc, qui est un pays plus solide, plus stable. Je constate par ailleurs que, contrairement à Chirac, à Sarkozy et même à Hollande, le président Macron ne comprend pas le monde arabe en général et le Maghreb en particulier. Même s’il est globalement bien entouré et que le nouvel ambassadeur, Christophe Lecourtier, en poste depuis le 16 décembre dernier, est un homme cultivé qui connaît bien la région.

Rabat reproche à Paris l’ambivalence de sa position sur le dossier du Sahara. Est-il réaliste d’imaginer que Paris puisse, à l’issue de cette visite, s’aligner sur Madrid ou Washington ?

Là-dessus, le Maroc est ferme. D’ailleurs, dans un de ses derniers discours, le roi Mohammed VI a dit clairement que les relations bilatérales ne peuvent pas mettre entre parenthèses la question de l’intégrité territoriale. C’est pour nous une question sacrée, une question d’honneur. Sauf que la France ne changera pas de position. Tout simplement pour ne pas envenimer les relations avec Alger. Pour en avoir discuté avec des personnes proches de Macron, il est clair que la France ne voudra pas reconnaître la marocanité du Sahara. Les États-Unis, par exemple, l’ont fait pour que le Maroc et Israël suivent le chemin de la normalisation. Dans le cas de Paris, il n’y a pas de monnaie d’échange. Alors il est plus probable que les Français réaffirment leur position « en faveur de la résolution onusienne ». La langue de bois habituelle…

Vendredi 13 janvier, l’imam marocain Hassan Iquioussen a été expulsé vers le Maroc par la Belgique, où il avait été arrêté le 30 septembre après son départ de France, où il était sous le coup d’une mesure d’expulsion pour des « propos incitant à la haine et à la discrimination ». Cet épisode marque-t-il la fin du feuilleton ?

Ce type méritait d’être expulsé parce que c’est un fanatique, un intégriste qui propageait des idées d’intolérance. Il n’était donc pas en droit de rester en France. Il devait rentrer au Maroc. Mais les Marocains refusent aussi qu’un imam puisse prêcher l’intolérance. Je n’en ai pas la confirmation, mais je pense que maintenant qu’il est rentré, on lui demandera de se tenir tranquille et de ne plus prêcher. Ça doit faire partie du deal.

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