Algérie : disparition du général Betchine, la « boîte noire » de l’armée

Ancien patron des services secrets, ex-éminence grise du président Zeroual, homme d’affaires prospère, le général-major Mohamed Betchine est décédé mardi 29 novembre, emportant avec lui de nombreux secrets.

Mohamed Betchine. © APS

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Publié le 1 décembre 2022 Lecture : 7 minutes.

Du temps où le général-major Mohamed Betchine était aux affaires, son influence et sa puissance étaient telles que les journalistes osaient à peine prononcer son nom. Un épisode datant du milieu des années 1990 montre à quel point Betchine, à l’époque conseiller politique du président Liamine Zeroual, pouvait se montrer impitoyable à l’égard de ceux qu’il estimait vouloir s’en prendre à sa personne.

En décembre 1995, le quotidien Liberté publie un entrefilet annonçant sa probable nomination au poste de ministre de la Défense. Crime de lèse-majesté ? La sanction est immédiate. Le directeur du journal ainsi que l’auteur de l’article sont incarcérés pendant une dizaine de jours, tandis que le quotidien écope d’une suspension de quinze jours.

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Des épisodes comme celui-là, il en existe tellement dans la vie de Betchine qu’il faudrait un livre ou deux pour les raconter. Mais le général, décédé mardi 29 novembre à l’âge de 88 ans, n’était pas homme à se raconter, à se confier, à s’épancher.

« En militaire expérimenté, il m’a déjà été donné d’affirmer que c’est moi qui choisirai le lieu, le moment et les thèmes de mes contre-attaques, je n’en démords pas », aimait-il à répéter aux journalistes pour apporter une réplique, un démenti ou une précision à un article jugé diffamatoire ou non conforme à sa version des faits.

Formation militaire en URSS

Maintes fois, il a promis de divulguer ses secrets dans ses Mémoires. Il disparaît finalement en les emportant dans sa tombe. Ses Mémoires seront-elles publiés un jour ? S’il y a un ponte de l’armée algérienne auquel conviendrait parfaitement l’expression « La Grande Muette », ce serait sans doute le général-major Mohamed Betchine.

Plonger dans la carrière de cet homme, c’est aussi plonger dans les arcanes de l’armée, des services secrets et dans l’histoire du pays. Notamment les années 1980 et 1990, qui ont vu l’Algérie basculer de l’ère du parti unique vers le pluralisme politique et médiatique, avant de plonger dans une guerre civile dont Betchine aura été un acteur et un témoin majeur.

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Ancien maquisard, le jeune Betchine fait naturellement sa formation militaire en URSS, à l’instar de la quasi-majorité des futurs hauts gradés de l’armée et des services de renseignements algériens. Il sort diplômé de l’école supérieure d’artillerie et de l’école interarmes de Moscou. La même que fréquentera Liamine Zeroual, dont il deviendra plus tard un collaborateur et un ami fidèle.

Cet officier à la gueule de boxeur, qu’on dit baroudeur et dont on connaît le tempérament volcanique et sanguin, effectue la première partie de son parcours comme commandant des 3e et 4e régions militaires, dans les années 1980, avant de connaitre une nouvelle ascension au printemps 1988.

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Au pouvoir depuis février 1979, le président Chadli Bendjedid décide, à l’automne 1987, de réorganiser en deux unités la Sécurité militaire (SM), la puissante police politique mise en place par son prédécesseur. La direction de la sécurité intérieure et extérieure est confiée au général Lakehal Ayat, tandis que Mohamed Betchine hérite de la direction de la sécurité de l’armée, chargée du renseignement militaire et de la protection de l’armée.

Lourdes accusations de torture

Le contexte social dans lequel intervient cette réorganisation est très tendu. Confronté à une grâce crise économique due principalement à la chute des prix du pétrole, le pays ressemble à une cocotte-minute prête à exploser.

L’explosion se produit le 5 octobre 1988, quand de violentes émeutes embrasent plusieurs villes d’Algérie. Devant l’ampleur des violences, le président fait appel à l’armée, sous le commandement du général Khaled Nezzar, pour restaurer l’ordre.

Le bilan de la répression est effroyable. Plus de 500 morts, selon diverses estimations, 169 selon un bilan officiel de la gendarmerie. Aujourd’hui encore, le nombre exact des victimes est sujet à controverse.

L’autre grande polémique née de ces événements sanglants porte sur l’usage massif de la torture par les services de sécurité. Durant la dizaine de jours d’émeutes, des centaines de personnes ont subi des tortures, des sévices sexuels et des violences psychologiques qui ont rappelé aux Algériens les traumatismes de la guerre d’Algérie. Qui a donné les ordres en 1988 ? À ce jour, le sujet reste tabou.

De nombreux témoignages désignent Mohamed Betchine comme l’un des principaux responsables des actes de torture qui ont eu lieu à la caserne de Sidi Fredj, sur le littoral ouest d’Alger.

Dans ses Mémoires, ainsi que lors de différentes interventions médiatiques, le général Khaled Nezzar accuse nommément Betchine d’y avoir fait pratiquer des actes de torture en compagnie du gendre du président Chadli. « Qu’il vienne m’affronter sur un plateau télé sur ce dossier et sur d’autres s’il a le courage », lance un jour Khaled Nezzar. Réplique en substance de Betchine : les accusations sont un tissu de mensonges, Nezzar est un malade à la personnalité déséquilibrée et c’est lui qui a ordonné de tirer sur les foules.

Sur le fond de l’affaire, Betchine a toujours refusé de s’exprimer publiquement. En 1998, il décline l’invitation à collaborer au livre Octobre, ils parlent, que le journaliste Sid Ahmed Semiane consacre à ces événements, alors que de nombreux responsables de l’époque ont accepté de livrer leur version des faits.

Au journaliste qui a sollicité son témoignage, Betchine a posé une condition : ne pas évoquer la ­torture de manifestants et d’opposants. Mais il ne donnera jamais sa version de l’histoire.

Démission après la victoire du FIS

Les feux de la révolte éteints, Chadli Bendjedid se débarrasse de certains responsables pour calmer la rue. Mohamed Betchine passe entre les gouttes. En octobre 1988, il est nommé à la tête de Direction générale de la prévention et de la sécurité (DGPS). Ébranlé par l’ampleur des émeutes, le président est contraint d’annoncer des réformes politiques qui mettent fin au règne du parti unique, instaurent le multipartisme et la liberté de presse.

L’Algérie entre dans une nouvelle ère avec l’émergence des partis islamistes comme principale force politique du pays. Les premières élections libres et démocratiques de juin 1990 donnent la majorité au FIS (Front islamique du Salut) dans les communes. Un séisme qui va ébranler le pouvoir et qui aura de graves répercussions sociales, politiques et sécuritaires.

Au lendemain de la victoire du FIS, Mohamed Betchine adresse un rapport au président dans lequel il met en garde contre les conséquences de l’arrivée au pouvoir des islamistes. S’il a toujours refusé de divulguer le contenu de ce rapport, dont il disait détenir une copie, il soutient que des divergences profondes avec les responsables le poussent à la démission.

Un nouveau tournant est amorcé à la tête des services de renseignements avec la création du Département du renseignement et de la sécurité (DRS), dont la direction sera confiée au général Mohamed Mediène dit « Toufik ». Celui-ci conservera ce poste jusqu’à son éviction en 2015.

Rappelé par Zeroual

Mohamed Betchine se retire de la scène et verse dans les affaires. Il est alors considéré comme une sorte de brebis galeuse par les puissants généraux (Khaled Nezzar, Toufik, Mohamed Lamari et Abbas Gheziel) qui constituent, au début des années 1990, l’ossature du pouvoir. Mais son retrait de la politique sera de courte durée.

En mars 1994, deux mois après la nomination du général Zeroual comme président de l’État, Mohamed Betchine est nommé conseiller politique avec rang de ministre d’État. Son retour, avec la double casquette d’homme d’affaires et d’influent bras droit de Zeroual, déplait fortement au haut commandement de l’armée.

Jouissant de la confiance absolue du président, Betchine devient une sorte de Raspoutine au pouvoir démesuré. C’est d’autant plus vrai qu’au fil des années il s’est bâti un empire médiatique. « Un mélange des genres inconcevable dans tout pays qui se respecte un tant soit peu », confie le général Rachid Benyelles dans ses Mémoires Dans les arcanes du pouvoir, parus en 2017.

Omniprésent à la présidence, il fait de l’ombre aux autres généraux. Dépourvu de réseaux tant il a fait l’essentiel de sa carrière dans l’armée, Zeroual n’est pas porté sur la politique. Mohamed Betchine devient l’interface entre la présidence et le reste des institutions. Le pouvoir de ce conseiller politique s’accroit avec la création, en février 1997, du Rassemblement national démocratique (RND), dont il est la pièce maîtresse. En octobre 1997, moins de dix mois après sa naissance, le RND rafle la majorité à l’Assemblée nationale grâce à une fraude massive ordonnée par le même Betchine.

Aux côtés de Zeroual, l’ancien général est une sorte de président bis. Pour affaiblir le président, il faut s’en prendre à son ami Mohamed Betchine. Le commandement militaire veut que le chef de l’État se sépare de son éminence grise mais, fidèle en amitié et peu enclin à céder aux pressions, Zeroual refuse de lâcher son conseiller politique.

Une féroce campagne médiatique est alors lancée contre lui durant l’été 1998, tant et si bien que Mohamed Betchine finit par démissionner en octobre. Depuis son retrait, le général s’est totalement éclipsé de la scène politique et s’est astreint à un devoir de réserve qu’il ne brise qu’une ou deux fois pour répondre à ses détracteurs.

Ses Mémoires, dont il a maintes fois annoncé la publication, ne sortiront pas de son vivant. Si tant est qu’ils puissent paraître un jour.

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