Cameroun : 1982-2012, de Biya à Biya

Au Cameroun, l’arrivée au pouvoir de Paul Biya avait fait naître de nombreux espoirs. Trente ans après, le chef de l’État dirige un pays stable mais immobile. Qu’en pensent ceux qui n’ont connu que lui ?

Paul Biya, au pouvior depuis 30 ans. © AFP

Paul Biya, au pouvior depuis 30 ans. © AFP

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Publié le 12 novembre 2012 Lecture : 8 minutes.

Cameroun : 1982-2012, de Biya à Biya
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Cameroun : 1982-2012, de Biya à Biya

Sommaire

C’est l’histoire ordinaire d’une tentative d’arnaque à la camerounaise en cette année 2012, la trentième depuis l’accession au pouvoir de Paul Biya. Cela commence par un e-mail reçu à la rédaction de J.A. un matin de juin : « Bonjour. Je suis le contre-amiral Joseph Fouda, aide de camp et conseiller spécial du chef de l’État camerounais. S.E. Biya souhaiterait avoir un entretien avec le PDG du groupe Jeune Afrique ici au Cameroun. Pour plus d’informations, nous contacter au [suivent deux numéros de téléphone camerounais, NDLR] ou par e-mail : josephfouda100@yahoo.fr. Bien cordialement. »

Bio express

Né le 13 février 1933 à Mvomeka’a (Sud), fils du catéchiste catholique Étienne Mvondo Assam et d’Anastasie, née Eyenga Ellé

Diplômé de l’Institut d’études politiques et de l’Institut des hautes études d’outre-mer de Paris, DES de droit public à la faculté de droit de la Sorbonne

Devient président le 6 novembre 1982 en succédant à Ahmadou Ahidjo, dont il était le Premier ministre

Veuf de Jeanne-Irène Atyam, décédée en 1992, avec qui il a eu un fils, Franck. Avec Chantal Vigouroux, qu’il a épousée en 1994, il a eu deux enfants, Paul Junior et Anastasie Brenda.

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Intrigués mais pas dupes, nous décidons de jo uer le jeu. Premier coup de fil, donc. Une voix de femme, genre ménagère dans sa cour entourée d’une marmaille, nous répond que le contre-amiral est absent, mais qu’il n’est pas loin. Second coup de fil, quelques minutes plus tard : « Joseph Fouda à l’appareil. » Voix métallique, timbre martial, on s’y croirait. « Oui, Son Excellence souhaite recevoir votre patron à Yaoundé. Vous voulez une lettre d’invitation ? C’est normal, il y a tellement d’escrocs dans notre pays. Pas de problème, je vous l’envoie. » Deux heures plus tard parvient, scannée, ladite invitation sur papier à en-tête de la présidence de la République on ne peut plus conforme ; elle est signée (et doublement cachetée) par le chef du protocole d’État, Simon Pierre Bikélé. « Le tête-à-tête », est-il précisé, « aura lieu le mercredi 20 juin 2012 à Yaoundé, palais de l’Unité, à 11 h 30 ». Objet : « consolider un partenariat entre l’État du Cameroun et Jeune Afrique, et, dans le même ordre d’idées, un sujet dans le domaine privé » (sic).

Fort bien. Mais nous voulons en savoir plus : quel est le programme ? Où serons-nous logés ? « Joseph Fouda » a réponse à tout. Le lendemain, une nouvelle note, toujours signée et cachetée Bikélé, donne les détails du séjour. La délégation sera accueillie à l’aéroport par le chef du protocole d’État lui-même, logée à l’hôtel Hilton, puis conduite au palais d’Etoudi, où aura lieu l’entretien privé suivi d’une remise de cadeaux et de décorations. Prudent, « Simon Pierre Bikélé » nous conseille, vu l’urgence, de « préfinancer le voyage », lequel sera « remboursable ici par la présidence de la République », et pour cela de contacter « notre compagnie aérienne Camair-Co par la bénédiction [sic] du directeur général [en réalité directeur général adjoint] M. Emmanuel Mbozo’o Ndo, répondant au numéro de téléphone… ». Fin de l’histoire. Pour connaître l’issue de cette arnaque, il aurait fallu se rendre à Yaoundé et se jeter dans les griffes du faux Fouda – lequel, après quelques e-mails de plus en plus nerveux (« Le chef de l’État attend impatiemment votre décision »), a rapidement laissé tomber.

Pour sévir ailleurs, assurément, auprès d’interlocuteurs moins prévenus, tant ce comportement de feymen, rois de l’escroquerie, as du faux et de l’usage de faux à la réussite tapageuse, est devenu commun au Cameroun. « Je me méfie de tout et de tous, nous confiait un ancien ambassadeur à Paris. Lorsque je reçois un courrier officiel, je vérifie qu’il est bien authentique, et quand le président me téléphone, j’ai toujours un doute : et s’il s’agissait d’un imitateur ? » Certes, cette dérégulation des repères sur fond d’inversion des valeurs – « les tricheurs sont qualifiés de forts, de courageux et d’intelligents », dénonçaient les évêques camerounais au début des années 2000 – n’est ni l’apanage ni la principale caractéristique du Cameroun de Paul Biya, mais elle est le symptôme d’une société inquiète, en proie au malaise, où les héros sont footballeurs, arnaqueurs ou pasteurs, où le vice devient vertu, où le culte du veau d’or a fini par contaminer la société civile, le clergé, les ONG, les juges et les médecins, où le sens de l’intérêt général est une notion abstraite. Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi tant d’espoirs déçus ?

En 30 ans, il a effectué 34 remaniements, nommé 7 Premiers ministres et 15 secrétaires généraux de la présidence.

Adulé

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Flash-back. Samedi 6 novembre 1982, 10 heures. Paul Biya, 49 ans, Premier ministre d’Ahmadou Ahidjo et son successeur constitutionnel direct, accède au pouvoir. Les Camerounais connaissent peu cet apparatchik effacé, fils de catéchiste, ancien séminariste, diplômé en France, qui depuis vingt ans grandit à l’ombre de la statue du commandeur. Mais il a la réputation d’un homme simple, intègre, ouvert, et ses premiers pas donnent le tournis à un système corseté, secret et répressif. Le couvercle s’ouvre, le carcan se desserre, le printemps souffle sur Yaoundé : « renouveau », démocratisation, libération des détenus politiques, pluralisme des candidatures, hausse des salaires, des bourses, des budgets de l’éducation et de la santé, hausse d’à peu près tout, avec en prime l’intelligence au pouvoir. Peu importe si certains y voient une revanche du Sud sur le Nord, en quelques mois Paul Biya est adulé. Il n’aura jamais été si populaire qu’en cette année 1983, où il n’est question dans ses discours que de justice, de probité, de la fin du clientélisme et de la réhabilitation des grandes figures du nationalisme camerounais.

Cette période d’euphorie pendant laquelle le chef de l’État donne interviews et conférences de presse, sillonne le pays et multiplie les bains de foule dure seize mois. Ce Biya-là, qui était peut-être le vrai Biya, celui que l’on a longtemps espéré retrouver, avec ses audaces, sa capacité à trancher et à montrer le chemin d’avenir, se brise un certain 6 avril 1984 lorsqu’une tentative sanglante de coup d’État menée par les orphelins de son prédécesseur est à un cran de l’emporter. Le traumatisme est tel qu’il vivra désormais dans l’obsession de la stabilité et de la sécurité. L’escargot se rétracte brusquement, rentre dans sa coquille. Vingt-huit ans plus tard, il n’en est toujours pas ressorti.

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Petites phrases

Bien sûr, de temps à autre, le chef sort ses antennes. Pour injecter à doses homéopathiques ce qu’il faut de pluripartisme et de liberté d’expression, pour faire face à la crise économique, à l’ajustement structurel et à la contestation, pour lâcher du lest et pour réprimer, pour prononcer aussi ces ineffables petites phrases, toutes concentrées au cours de la même année de braise (1991) mais que les Camerounais n’ont pas oubliées : « La conférence nationale est sans objet », « Tant que Yaoundé respire, le Cameroun vit », « L’ordre régnera, la démocratie avancera », et ce must qui résume toute une vision : « Le Cameroun, c’est le Cameroun. » Reste que dans le fond rien d’essentiel n’a changé. S’il connaît son pays avec la précision et le détachement d’un topographe et se tient informé en permanence de ce qui s’y passe – « il sait tout, et quand il ne sait pas, c’est qu’il ne veut pas savoir », dit-on -, Paul Biya a définitivement adopté un mode de gouvernance à distance et à l’économie.

Le pouvoir camerounais semble évoluer d’hibernation en estivation, avec des périodes rituelles d’activité (discours du Nouvel An et du 11 février, déplacements à Mvomeka’a et à Genève, allers-retours entre le palais de l’Unité et l’aéroport de Yaoundé-Nsimalen) au cours desquelles sont mûries les grandes décisions. « Mais comment fait-il pour diriger depuis si longtemps un pays aussi complexe en s’y consacrant aussi peu ? » s’interrogeait Jacques Chirac auprès d’un de ses proches collaborateurs, avant d’ajouter : « Paul, c’est quelqu’un d’équilibré et de concentré, mais c’est aussi le seul chef d’État qui ne me prend pas au téléphone et ne me rappelle pas ! »

Chirac, qui l’aimait bien, enviait la méthode Biya, synonyme de longévité au pouvoir, mais aussi dans la vie : « C’est pour cela que, malgré nos dix semaines de différence, Paul fait plus jeune que moi. » Moins admiratif, ce même collaborateur de l’Élysée se souvient d’une audience avec le président camerounais : « J’étais venu pour lui demander de s’impliquer dans la résolution d’un problème concernant l’un de ses voisins et il m’a entretenu pendant vingt minutes des parcours du golf de La Baule. J’ai rapidement compris que l’implication, ce n’était pas son truc. »

Résignation

La principale conséquence de cette vitrification par le haut de la vie politique camerounaise – et par là même le principal mérite de Paul Biya – n’est pas mince. Malgré les tensions régionales, malgré l’effondrement économique et social de la fin des années 1980, malgré les « villes mortes », la dévaluation du franc CFA et les émeutes de la vie chère en février 2008, le Cameroun est parvenu à surmonter les chocs sociaux, à retrouver un taux de croissance honorable et, surtout, à éviter le pire : la guerre civile. Dans un pays où l’équation ethnique est loin d’être réglée, chaque grand groupe étant soupçonné par les autres soit de vouloir s’accrocher au pouvoir (Betis), soit de chercher à le conquérir (Bamilékés) ou à le reconquérir (Nordistes), maintenir la paix interne est un travail à temps plein. Mais sous le « casque bleu », la société étouffe. La génération Biya, malgré quelques réussites individuelles, est largement démobilisée et désenchantée. Il faut dire qu’entre l’explosion de la corruption – dont la répression donne lieu au spectacle malsain de l’opération Épervier -, la capitulation d’une opposition exsangue, l’atonie de la création intellectuelle, la perte des valeurs, les déboires pathétiques des Lions indomptables et la prolifération des Églises de réveil, le spectacle n’est guère réjouissant. Que reste-t-il quand on a tout tenté et échoué partout ? Au Cameroun, nombreux sont ceux qui n’ont d’autre choix que la résignation à des petits boulots à perpétuité, l’émigration sauvage ou le fantasme d’une rébellion sans cesse avortée. « Ce pays tue les jeunes », scande le rappeur Valsero à l’intention du pouvoir. « On veut juste vivre et se sentir mieux, ne nous ignore pas. »

Parmi tous les scénarios d’avenir agités quotidiennement sur les ondes de radio-trottoir et de sa consoeur cravatée radio-couloir, aucun n’est positif. Tous sont nimbés d’angoisse et de mystère, de bruits de bottes et de règlements de comptes anxiogènes entre dauphins cannibales. Tous sauf un : celui où un Paul Biya touché par la grâce et à qui Dieu aura accordé une longue vie redevient, pour les six années qui lui restent au pouvoir, celui qu’il était il y a trente ans, quand le Cameroun était à ses pieds. L’homme qui, le 13 février prochain, fêtera ses 80 ans sans les paraître sait-il que le courage n’a pas d’âge ?

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