Côte d’Ivoire : Simone Gbagbo, une femme puissante

Simone Gbagbo est à son tour sous la menace d’un procès à la Cour pénale internationale (CPI). Détermination, courage, ambition… Retour sur la vie d’une femme hors du commun dont le parcours – avant l’accès au pouvoir de Laurent Gbagbo, en 2000 – inspire le respect.

Meeting à Abidjan pour l’élection présidentielle d’octobre 1990. © François Rojon/AFP

Meeting à Abidjan pour l’élection présidentielle d’octobre 1990. © François Rojon/AFP

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Publié le 10 décembre 2012 Lecture : 6 minutes.

Rarement parcours aura été aussi contrasté et dichotomique que celui-ci. Autant l’exercice du pouvoir par l’épouse de Laurent Gbagbo fut calamiteux et en définitive fatal, y compris pour l’homme de sa vie, autant les cinquante et une premières années de son existence inspirent le respect. Car il y a du Winnie Mandela, autre femme passionnément controversée, dans l’itinéraire obstinément militant de cette fille de gendarme, née un jour de juin 1949 non loin de Grand-Bassam. Elle est la seconde d’une famille multirecomposée de dix-huit enfants, très tôt tutrice de ses cadets et très tôt politisée, au sein de la Jeunesse estudiantine catholique tout d’abord, puis dans le cadre des mouvements en faveur de l’ivoirisation des programmes d’enseignement.

À 17 ans, élève au lycée classique d’Abid­jan, Simone mène sa première grève et subit sa première interpellation policière. Elle ne s’arrêtera plus. Étudiante en fac de lettres modernes, (elle ira jusqu’au doctorat de 3e cycle, empochant au passage une licence de linguistique africaine), celle qui se choisira bientôt le pseudonyme de Dominique est recrutée en 1972 par l’enseignant marxiste Zadi Zaourou, au sein de la cellule Lumumba, groupe d’études révolutionnaires clandestin. Entre deux tractages de La Feuille du militant, Simone Ehivet fait la connaissance, chez Zaourou, d’un certain Laurent Gbagbo, alias Petit Frère, alias Santia. De quatre ans son aîné, ce fils d’un ancien sergent de l’armée française, professeur d’histoire révoqué du lycée classique d’Abidjan pour « convictions communistes », sort tout juste d’une longue période d’internement dans les camps militaires de Séguéla et de Bouaké, là où Félix Houphouët-Boigny expédiait les fortes têtes. Au sein de cette organisation qui n’a pas encore de nom, Gbagbo est déjà un mythe. Entre eux, ce n’est pas le coup de foudre mais la camaraderie. Ils ne vivront ensemble que plus tard. Début 1982, le noyau de ce qui allait constituer le Front populaire ivoirien (FPI) est formé : outre Gbagbo, y figurent notamment Aboudramane Sangaré, Émile Boga Doudou, Assoa Adou, Pascal Kokora, Pierre Kipré et bien sûr Simone Ehivet, qui ne manque aucune réunion. Mais la police d’Houphouët, aux aguets, traque ce petit monde subversif. La même année, Laurent Gbagbo quitte clandestinement la Côte d’Ivoire pour la France, via le Burkina. Son exil durera près de six ans.

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Les années de lutte

20 juin 1949 Naissance à Moossou (Grand-Bassam)

1966 Jeune lycéenne à Abidjan, elle mène sa première grève

1972 Étudiante, elle intègre un groupe révolutionnaire clandestin, la cellule Lumumba

1973 Elle fait la connaissance de Laurent Gbagbo, autre étudiant révolutionnaire

1982 Création dans la clandestinité du FPI, puis exil français de Laurent Gbagbo pendant près de six ans

1989 Ils se marient discrètement à Abidjan Février

1992 Sévèrement maltraitée par les forces de l’ordre, elle se réfugie dans la religion

1995 Élue députée, c’est son premier mandat

Simone est seule, avec sur les bras les jumelles du jeune couple, âgées d’à peine 8 mois. Elle est surveillée, harcelée par la police, qui veut savoir où et comment s’est enfui le père de ses enfants, puis l’étau se desserre autour de la maison du quartier de la Riviera. Avec Sangaré, elle maintient en vie ce qui reste du noyau militant, mais ce sont des années de galère, souvent de précarité. Laurent rentre d’exil en septembre 1988 et Simone est évidemment partie prenante du congrès constitutif du FPI, qui se tient en novembre dans la discrète villa d’un sympathisant, au coeur de la palmeraie de Dabou. Jusqu’à l’instauration du multipartisme, en avril 1990, tous deux sont régulièrement interpellés par la Direction de la surveillance du territoire (DST). Une décennie plus tard, parvenue au faîte du pouvoir, Simone fera encadrer leurs photos d’identité judiciaire respectives prises à cette époque, de face, de profil, avec ardoise sur la poitrine, puis elle les apposera au-dessus du lit de leur chambre de la résidence présidentielle d’Abidjan. Histoire, dit-elle, de ne « jamais oublier d’où nous venons ». Le 19 janvier 1989, Laurent Gbagbo, qui a divorcé d’avec sa première femme française, épouse enfin Simone Ehivet dans une salle discrète de la mairie de Cocody. Elle qui a déjà la réputation d’une dame d’acier est rayonnante. Peu importent les coups de canif que Laurent ne va pas tarder à donner dans le contrat : c’est le plus beau jour de sa vie.

"Avilie"

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Et la vie continue d’être dure, sur fond d’affrontements de rue entre un FPI légalisé mais de plus en plus pugnace, au point de flirter avec la violence, et l’appareil répressif de l’houphouétisme incarné par le Premier ministre, Alassane Ouattara, et le chef de l’armée, le général Robert Gueï. Arrêtée une première fois fin 1990 puis rapidement relâchée, Simone Gbagbo est de nouveau en tête de manifestation le 18 février 1992, aux côtés de Laurent et des principaux dirigeants du parti, pour protester contre le « nettoyage » musclé de la résidence universitaire d’Abidjan. Très vite, la marche dégénère. Séparée de son mari, Simone se réfugie dans un immeuble de bureaux où des gendarmes la débusquent. Emmenée au camp Gallieni, elle est rouée de coups par les gradés, puis livrée aux soldats qui hurlent : « C’est de la viande ! Tuez-la ! » D’autres s’approchent : « On va faire l’assaut final avec toi ! » Suivent les pires outrages. « J’ai été avilie », dira-t-elle plus tard. Au même moment, à quelques kilomètres de là, au camp d’Agban, Laurent Gbagbo est lui aussi humilié : on le dénude entièrement avant de l’exhiber devant ses propres militants. Simone est transportée inanimée au CHU de Yopougon où elle restera dix-huit jours avant d’être transférée directement à la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (Maca). Gbagbo est détenu avec les hommes, elle est au quartier Kremlin réservé aux femmes. Ils y demeureront près de six mois, le temps d’être jugés pour tentative de subversion, condamnés puis graciés par Houphouët. Mais Simone n’a pas perdu son temps. Avec ses codétenues, elle a appris à tricoter. Surtout, elle a rencontré Dieu.

La petite fille que son père emmenait chaque matin à la messe avait depuis perdu si ce n’est la foi, tout au moins sa pratique. Elle ressurgit brusquement à la Maca, sous l’apparence d’une bonne soeur visiteuse de prison qui lui fait lire le psaume 37 de la Bible : « […] Ceux que bénit l’Éternel possèdent le pays et ceux qu’il maudit sont retranchés. […] Les justes posséderont le pays et ils y demeureront à jamais. […] » Ce sera son viatique. Simone Gbagbo devient la pasionaria d’un tourbillon charismatique néochrétien où des pasteurs évangéliques comme Séverin Kacou puis Moïse Koré tiennent le haut du pavé et au sein duquel elle finira par entraîner Laurent. C’est elle qui, après un accident de la route survenu quelques années plus tard et auquel ils réchappent « miraculeusement », le convaincra qu’il est l’élu, celui que Dieu a choisi pour guider la Côte d’Ivoire. Gbagbo l’agnostique, Gbagbo le superstitieux deviendra Gbagbo le pentecôtiste converti, le « born again ».

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Élue

Le 7 décembre 1993, une page se tourne. Houphouët meurt, Henri Konan Bédié s’installe. C’est le temps du Front républicain et de l’éphémère alliance avec un Alassane Ouattara dont Simone se méfie et qu’elle finira par haïr. Tout comme elle détestera son épouse, Dominique, dont l’itinéraire et la personnalité sont à l’exact opposé des siens. Élue députée d’Abobo en 1995 dans des circonstances houleuses, après que son QG de campagne a été, en sa présence, copieusement arrosé de gaz lacrymogène par la police, puis vice-présidente de l’Assemblée, Simone Gbagbo est seule chez elle quand survient le coup d’État du général Gueï, le 24 décembre 1999. Laurent est à Libreville, au Gabon, et les jumelles sont chez le coiffeur. Elle envoie les chercher et se claquemure dans sa villa. Neuf mois et quelques péripéties plus tard, la voici en campagne dans le Sud-Comoé pour le compte du candidat Gbagbo, invoquant Dieu, citant la Bible et dansant sur les podiums.

Jeudi 26 octobre 2000, palais présidentiel d’Abidjan-Plateau, 15 heures. Dehors, l’air est encore chargé de poudre et de l’odeur des cadavres après les affrontements sanglants des deux jours précédents, mais Simone n’a d’yeux que pour son mari. « Mon époux était aussi lumineux que le Palais », dira-t-elle plus tard. En pagne vert orné de motifs violets, elle fait son entrée au bras de Laurent sous les applaudissements de la foule des invités, « un de ces instants, ajoutera-t-elle, qui renforcent la certitude que l’Éternel existe ». Une autre vie commence, au goût de nectar empoisonné, qu’elle boira comme le vin du calice dans le psaume 75, verset 9 de la Bible. Jusqu’à la lie.

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