Tunisie : Chokri Belaïd, chronique d’une mort annoncée

L’assassinat de l’opposant Chokri Belaïd plonge le pays dans une crise politique grave. Le parti islamiste est accusé de porter la responsabilité morale de ce crime, pendant que la troïka au pouvoir implose…

Hommage des Tunisiens à Chokri Belaïd, le 7 février devant son domicile. © Ons Abid

Hommage des Tunisiens à Chokri Belaïd, le 7 février devant son domicile. © Ons Abid

Publié le 14 février 2013 Lecture : 7 minutes.

Il fallait être en Tunisie, le 6 février, pour comprendre l’émotion et l’affliction d’un peuple. Incrédules, yeux rougis, gorge serrée, des dizaines de milliers de Tunisiens sont immédiatement descendus dans la rue en apprenant la mort de Chokri Belaïd. Le secrétaire général d’El-Watad (le Mouvement des patriotes démocrates, MDP) a été abattu par deux inconnus à 8 heures du matin alors qu’il sortait de son domicile situé dans le quartier résidentiel d’El-Menzah VI, à Tunis. Aux dires de plusieurs témoins, les assassins, cachés au pied de l’immeuble, ont attendu qu’il monte dans son véhicule pour lui tirer dessus à bout portant avant de s’enfuir en Vespa.

Cet assassinat a pétrifié le pays. « Quelle catastrophe nous attend ? » se demandent les uns avec terreur. D’autres tentent de se rassurer : « La Tunisie doit s’en sortir. Vivre à genoux, la peur au ventre, ce n’est pas vivre ! » Mais très vite, cette stupeur s’est muée en colère et a fait place à une mobilisation générale, bien plus importante que celle de la révolution du 14 janvier 2011, qui avait vu la chute de Ben Ali. C’est dire l’impact de cette mise à mort annoncée.

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Lynchage

Car Chokri Belaïd se savait menacé. Le président Moncef Marzouki l’avait personnellement averti qu’il était une cible, avait-il confié à des proches. Les services de renseignements – qui ont les opposants à l’oeil – et le ministère de l’Intérieur, que Belaïd avait alerté sur son cas, ont été à tout le moins défaillants. Quant à la sécurité présidentielle, elle a confirmé que le chef du MDP figurait en tête d’une liste de personnalités à abattre. Il n’a pourtant bénéficié d’aucune protection rapprochée.

Ils peuvent me tuer, ils ne me feront jamais taire. Je préfère mourir pour mes idées que de lassitude ou de vieillesse.

L’accusant de fomenter des troubles, d’être complice de puissances étrangères et de vouloir nuire à la révolution sans jamais en apporter le moindre commencement de preuve, les islamistes avaient maintes fois jeté son nom en pâture. Ali Larayedh, le ministre de l’Intérieur, avait même assuré que le leader du Front populaire – une alliance de partis de gauche – était à l’origine de la grève générale de Siliana de novembre 2012. Or pendant que les forces de l’ordre tiraient à coup de chevrotine sur les manifestants, Belaïd se trouvait au Maroc. Un imam de Zarzis avait lancé un véritable appel au meurtre. Quelques jours avant son assassinat, l’opposant avait échappé à plusieurs tentatives de lynchage, les dernières à Tunis et au Kef (Nord-Ouest), où des salafistes et des islamistes étaient parvenus une nouvelle fois à empêcher la tenue de l’un de ses meetings, le 2 février.

Mais Belaïd ne renonçait jamais. « Ils peuvent me tuer, ils ne me feront jamais taire. Je préfère mourir pour mes idées que de lassitude ou de vieillesse », disait-il. La veille de sa mort, il projetait, avec d’autres partis et des membres de la société civile, de structurer la lutte contre la violence politique. Mettant en garde contre les dérives d’Ennahdha, il avait souligné qu’en demandant la libération des agresseurs de Lotfi Nagdh (un militant du parti d’opposition Nida Tounes, décédé en octobre 2012 après avoir été molesté par des membres de la Ligue de protection de la révolution) le parti islamiste au pouvoir légitimait la violence politique.

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Robe d’avocat

Avec son franc-parler, Belaïd aura été une figure controversée. À un ami qui lui reprochait son intransigeance, il confiait : « Je m’aperçois que le monde de la compétition politique m’est complètement étranger. J’ai mené ma campagne électorale comme un militant du temps de la fac. Il va falloir que je pense à mon image, mais cela sera difficile : je suis né militant et je mourrai militant. »

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Cet avocat de 48 ans issu des couches populaires avait bénéficié de l’ascenseur social qu’offrait le système éducatif et découvert à l’université le militantisme de l’extrême gauche. Parcours classique pour un étudiant de sa génération. Cet opposant à Ben Ali a été aussi le défenseur de nombreux islamistes et salafistes, dont il ne partageait pourtant aucune des convictions. Durant la révolution, c’est drapé dans sa robe d’avocat qu’il avait manifesté, rejoignant ensuite la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, qui a encadré la transition démocratique jusqu’aux élections du 23 octobre 2011.

Pour ce démocrate convaincu, la différence entre islamistes et progressistes tenait en une phrase : « Nous les avons inclus dans notre programme ; ils nous ont exclus du leur. » N’hésitant pas à dénoncer les dérives d’Ennahdha, il avait conquis une large audience populaire. Mais les auteurs de son assassinat sont peut-être à chercher ailleurs. Des proches confient que Belaïd était sur le point de boucler des dossiers de corruption éclaboussant certains dirigeants, et qu’il comptait en dévoiler la teneur le 15 février. Ce qui est certain, c’est que cet homme très bien informé dérangeait.

Incompétence

L’exécution de Chokri Belaïd a révélé la profondeur du malaise des Tunisiens. Des dizaines de milliers de personnes de tous bords, de tous âges et de toutes origines sociales sont descendues dans la rue, dans tout le pays, pour exprimer leur ressentiment face à un gouvernement qui, comme l’assène Radhi Meddeb, une figure de la société civile, « érige l’incompétence en système ». Elles étaient encore plus nombreuses à participer aux obsèques du défunt, le 8 février.

Cet acte sanglant est aussi le révélateur d’une série d’erreurs politiques. Celles d’Ennahdha qui, pour sa première année de gouvernance, s’est comportée en boulimique du pouvoir et a cautionné une violence faussement révolutionnaire. Celles de l’opposition, qui n’a cessé de tergiverser, et celles d’une l’Assemblée nationale constituante (ANC) incapable de dépasser ses clivages partisans pour adopter une Constitution.

De toute évidence, Ennahdha ploie sous sa propre complexité. La formation s’est fissurée, seuls 20 % à 25 % de ses 89 élus soutenant Jebali.

Dans tous les cas, l’absence de consensus paralyse un pays en pleine confusion. De toute évidence, Ennahdha ploie sous sa propre complexité. La formation s’est fissurée : seuls 20 % à 25 % de ses 89 élus à l’ANC soutiendraient le Premier ministre, Hamadi Jebali. Et son Majlis el-Choura (Conseil consultatif), plus puissant que l’ANC mais renfermé sur son idéologie, a conduit la Tunisie dans une impasse. Il a ainsi fait échouer toutes les négociations visant à opérer un remaniement ministériel, refusé de céder des ministères régaliens et de reconnaître ses erreurs. Tout au contraire, la formation islamiste a systématiquement parachuté ses hommes – qu’ils soient compétents ou non – aux postes clés des institutions et des services publics, affaiblissant ainsi l’autorité de l’État. Sous la férule de Rached Ghannouchi, le Conseil consultatif dicte les orientations du pays qu’une ANC sans envergure entérine. En parallèle, une savante orchestration de la violence politique a fini par susciter la discorde entre islamistes et progressistes. Les ligues de protection de la révolution – des milices légitimées par un statut d’association – ont pris le relais des salafistes.

La mort de Chokri Belaïd dévoile tous les paradoxes d’une situation complexe. Le gouvernement, isolé, traite ceux qui l’ont élu en ennemis. Il a fait lancer des gaz lacrymogène sur la foule qui accompagnait le catafalque du défunt. Les manifestants ne s’y trompent pas, la Tunisie est divisée. Pour le pouvoir, il y a « eux » et « nous ». Alors qu’il est évident que le meurtre de Belaïd affaiblit Ennahdha, tous la désignent comme le responsable moral de cet assassinat. Une crise sans précédent et l’absence de volonté politique font imploser la troïka gouvernementale, et passer ses autres membres, les partis Ettakatol et le Congrès pour la République (CPR), pour les dindons de la farce. Mais cette tragédie a aussi eu pour effet immédiat de souder l’opposition. Réactives et constructives, les principales formations ont constitué un large front et tracé, en quelques heures, une feuille de route avec pour seul objectif le salut du pays. Elles sont rejointes par les centrales patronales et par toutes les organisations syndicales, qui ont décrété une grève générale le 8 février. L’appel à la mobilisation de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) a été largement suivi. Poussée dans ses retranchements, Ennahdha n’a pourtant pas dit son dernier mot : au moment des funérailles, elle organisait une contre-manifestation devant l’Assemblée nationale constituante, et les ligues de protection de la révolution saccageaient les abords du cimetière. 

Assassinés, eux aussi…

Dans son histoire contemporaine, le pays n’a jamais connu d’assassinats politiques perpétrés par des Tunisiens contre des Tunisiens sur le sol national. Farhat Hached (photo 1), fondateur de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et figure de proue du mouvement national tunisien, tombe, le 5 décembre 1952, sous les balles de la Main rouge, une organisation armée liée aux services secrets français. Neuf mois plus tard, Hédi Chaker (photo 2), l’un des fondateurs du Néo-Destour et dirigeant d’un courant clandestin de résistance, connaît le même sort. Compagnon de route de Bourguiba devenu son plus farouche ennemi, Salah Ben Youssef (photo 3) a été éliminé à Francfort en 1961 sur ordre du « Combattant suprême ». Inhumé au Caire, il a été réhabilité en 1987. Sa mort est considérée comme un crime d’État.

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