Politique

Kenya : William Ruto, le self-made-man controversé qui a conquis la présidence

Un temps poursuivi pour crimes contre l’humanité et paria de la communauté internationale, William Ruto a été élu chef de l’État, le 9 août. Durant la campagne, il s’était affranchi des traditionnels clivages ethniques pour se présenter comme le candidat du peuple.

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Mis à jour le 23 août 2022 à 17:45

William Ruto dans sa ville natale de Sugoi (vallée du Rift), le 9 août 2022. © Simon Maina/AFP

« As de la débrouille » pour les uns, « roi de l’arnaque » pour les autres, c’est une figure controversée de la vie politique kényane qui, à 55 ans, s’est hissée au sommet de l’État. Le 9 août, celui qui fut le vice-président d’Uhuru Kenyatta pendant près de dix ans a battu le candidat que ce dernier avait adoubé, Raila Odinga, 77 ans, défait pour la cinquième fois de sa carrière.

Discours de rupture

Avec 50,49% des suffrages, contre 48,85% pour son adversaire, William Ruto ne l’a emporté que d’une courte tête : 233 211 voix d’écart dans un pays qui compte 22 millions d’électeurs, c’est peu. Lui et ses proches n’en ont pas moins salué « une victoire du peuple ». En renonçant à surfer sur les clivages communautaires, historiquement très prégnants au Kenya,  et en faisant de la lutte des classes le thème central de sa campagne, William Ruto avait en effet adopté un discours de rupture.

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« Nous avons enfin élevé le niveau [du débat], a-t-il d’ailleurs pris soin de souligner à la tribune de la commission électorale indépendante (IEBC) après l’annonce des résultats officiels. Cette élection a davantage porté sur les véritables problèmes [du pays] que sur les considérations ethniques. J’exprime ma gratitude aux millions de Kényans qui ont refusé d’être enfermés dans des carcans tribaux. »

Promettant de mener une politique inclusive, le candidat (autoproclamé) des milieux populaires s’était appliqué, durant la campagne, à se démarquer de l’élite politique traditionnelle et des « fils de ». Il s’était aussi montré très virulent à l’égard du bilan économique et social du président sortant, dont il avait pourtant été l’allié (il contribua à son élection, en 2013, et à sa réélection, en 2017).

Depuis le dernier scrutin, Ruto ne se faisait plus d’illusions. S’en est-il jamais fait ? Les connaisseurs du marigot kényan en doutent. Ce politicien madré savait que le pacte tacite qu’il avait scellé en 2013 avec Uhuru Kenyatta n’était qu’une alliance de circonstance. Il savait, surtout, qu’une partie de l’entourage du chef de l’État lui était viscéralement hostile et n’accepterait jamais de lui apporter son soutien.

Puissants réseaux

Alors, cinq années durant, il a rongé son frein et fait campagne, sillonnant le pays, voyageant dans la sous-région, et jusqu’en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, gagnant en stature et en visibilité. Conscient que le scrutin se jouerait en partie dans la région riche et peuplée du mont Kenya, il est allé chasser sur les terres du chef de l’État et est parvenu à s’y constituer de puissants réseaux, indépendants de ceux de son adversaire.

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À Nairobi, plusieurs de ses proches, accusés de corruption, ont été inquiétés par la justice. Sans doute Ruto s’en est-il trouvé isolé et affaibli, mais il a tenu bon. Il a même contre-attaqué, dénonçant « l’appartenance dynastique » d’Uhuru Kenyatta et de son dauphin. Leurs familles occupent en effet le devant de la scène politique depuis l’indépendance, en 1963, et Oginga Odinga, le père de Raila, a été le vice-président de Jomo Kenyatta, le père d’Uhuru.

Ce fils de paysan s’est plu à raconter comment, enfant, il avait enchaîné les petits boulots, pieds nus au bord de la route

De son enfance sur les hauts plateaux du Rift, dans l’ouest du pays, William Ruto n’a pas oublié la dureté. Sillonnant la Hustler Nation (« la nation des débrouillards »), il s’est présenté à ses compatriotes comme le « hustlerinchief » (« le débrouillard en chef »), rappelant à tout bout de champ ses origines modestes. Au fil d’une narration aux accents populistes, ce fils de paysan s’est plu à raconter comment il avait enchaîné les petits boulots, pieds nus au bord de la route, et s’était acheté sa première paire de chaussures à l’âge de 15 ans.

Immense fortune

Cette destinée de self-made-man, Ruto ne s’est pas privé de l’opposer à l’existence dorée des « enfants du sérail », passant sous silence l’immense fortune qu’il est lui-même parvenu à amasser une fois devenu propriétaire terrien. Dans l’élevage, l’agriculture, l’immobilier ou encore l’hôtellerie, les affaires sont florissantes. Comme Raila Odinga, il est aujourd’hui l’un des hommes politiques les plus fortunés du pays.

Piqué au vif par les invectives de son ancien allié, Kenyatta n’a pas hésité à le qualifier de voleur. Non seulement cela n’a pas nui à la popularité de l’intéressé, mais ce dernier est presque parvenu à faire oublier les accusations de corruption et d’expropriation de terres qui pèsent sur lui et qui sont à mille lieues de l’image de défenseur des « gens ordinaires » qu’il s’est appliqué à construire.

Au début des années 1990, Daniel arap Moi devient son mentor

À son entrée en politique, dans les années 1990, celui qui deviendra tour à tour député, ministre puis vice-président milite au sein des jeunesses du parti du président Daniel arap Moi. L’autocrate devient son mentor. En 1992, Ruto apporte son soutien au chef d’État, issu comme lui de la communauté kalenjin, à travers le Youth for Kanu’92 (YK’92), une sorte de milice qui harcèle et intimide les Kikuyus du Rift, dont la rivalité avec les Kalenjins persiste depuis des décennies.

William Ruto sait-il tirer profit du chaos ? Son parcours est en tout cas émaillé d’épisodes violents. La Cour pénale internationale (CPI) lui en fera formellement le reproche. En 2012, elle le poursuit pour crimes contre l’humanité pour son rôle présumé dans les violences postélectorales du début de 2008. Sur le banc des accusés, il rejoint Uhuru Kenyatta. Dans cette adversité, les deux hommes s’entendent sur le principe d’un ticket présidentiel commun « UhuRuto » : dix ans pour l’un, dix ans pour l’autre.

Procédures judiciaires ?

En 2014 pour Kenyatta, puis en 2016 pour Ruto, la CPI abandonne ses poursuites. Leur deal ne tarde pas à s’effriter. En février 2022, quand Kenyatta annonce qu’il apporte finalement son soutien à Raila Odinga (avec qui il s’est réconcilié quelques années plus tôt), la rupture avec William Ruto est depuis longtemps consommée. Jusqu’au bout, pourtant, celui-ci refusera de quitter son poste de vice-président.

Odinga, lui, n’a pas goûté d’être une nouvelle fois battu. Tribun hors pair, le vieil opposant a immédiatement dénoncé « une parodie [d’élection] et un recul majeur pour la démocratie kényane ». Lundi 22 août, il a déposé un recours devant la Cour suprême. De son côté, Ruto s’est engagé à coopérer en cas de procédures judiciaires. « Nous sommes démocrates, nous croyons en l’État de droit », a-t-il lancé à son adversaire. Fraîchement élu et face à la polémique, le nouveau locataire de State House assure vouloir « faire avancer le pays le plus rapidement possible ». « Les attentes des Kényans sont immenses, insiste-t-il. Le pays ne peut s’offrir le luxe de perdre du temps. »