Contestation au Brésil : le système politique sur le banc des accusés

Parti d’un banal problème de coût des transports en commun, un formidable mouvement de contestation sociale ébranle le Brésil, jusqu’aux fondements du système politique.

Rio de Janeiro, 24 juin. Manifestants et policiers face à face. © Felipe Dana/AP/Sipa

Rio de Janeiro, 24 juin. Manifestants et policiers face à face. © Felipe Dana/AP/Sipa

ProfilAuteur_AlainFaujas

Publié le 2 juillet 2013 Lecture : 5 minutes.

Que les « Indignés » manifestent en masse à Athènes, Lisbonne ou Madrid, rien que de très normal de la part de populations saignées à blanc par la crise et le chômage. Mais qu’une augmentation de quelques centimes du prix du ticket de bus à São Paulo ait pu mettre le feu aux principales villes du Brésil laisse perplexe. Et pas seulement les syndicats, totalement dépassés par les événements, ou la présidente Dilma Rousseff, dont le chef de cabinet, Gilberto Carvalho, avoue qu’il « n’arrive pas à comprendre » ce gigantesque mouvement de protestation inédit depuis un quart de siècle. Le miracle brésilien réalisé par l’ancien président Lula n’était-il donc qu’un trompe-l’oeil ?

São Paulo, 11 juin. Cinq mille personnes défilent sur l’avenue Paulista pour dénoncer l’augmentation de 7 % du ticket de bus. Le surlendemain, une nouvelle manifestation est réprimée brutalement. Aldo Rebelo, le ministre des Sports, déclare que le gouvernement appliquera une « tolérance zéro » à l’égard des manifestants. La colère gagne alors Rio de Janeiro, Porto Alegre et Natal. Elle culmine le 20 juin, quand 1 million de personnes pas du tout apaisées par la baisse des tarifs des transports en commun tout juste décidée manifestent dans treize grandes villes.

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Libre passage

D’abord très précises, les revendications se multiplient et se brouillent. Les transports focalisent les critiques : trains délabrés, bus bondés, embouteillages monstres… Dix mille nouvelles voitures viennent chaque jour grossir le flot de la circulation. Les Brésiliens mettent, en moyenne, entre deux et trois heures pour se rendre chaque matin à leur travail.

Né lors du Forum social de Porto Alegre, en 2005, et partisan de la gratuité des transports, le Movimento Passe Livre (Mouvement libre passage, MPL) exige que « le budget du Mondial 2014 de football soit réorienté vers les services publics ». Les pancartes brandies par les foules demandent « moins de stades, plus d’écoles ». La facture des infrastructures à bâtir pour accueillir la compétition est estimée à 11 milliards d’euros, soit « 8 000 écoles, 39 000 bus scolaires ou 28 000 terrains de sport », selon les calculs du MPL. Les protestataires haussent encore le ton et s’attaquent à la corruption, ce mal brésilien endémique. Ils visent aussi bien le président du Sénat, accusé de malversations, que les députés, qui se préparent à voter la loi « PEC 37 ». Celle-ci dépouille les juges de leurs pouvoirs d’enquête sur la corruption du monde politique…

Bientôt, c’est le système politique tout entier qui est mis en accusation. Sur les pancartes, on voit apparaître des slogans réclamant « une autre Constitution ». Tout le monde a en tête le scandale dit du mensalão (« mensualité »). On sait que José Dirceu, un des pontes du Parti des travailleurs (PT, au pouvoir), dans le but de neutraliser les petits partis que le système électoral a multipliés et qui paralysent le travail législatif, avait imaginé un étrange système de versement à leurs élus de pots-de-vin mensuels. Il purge une peine de onze ans de réclusion.

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Trouble

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La vérité est que le trouble de la population est extrême. Selon le périodique Época, 75 % des personnes interrogées approuvent les manifestations, même si 67 % demeurent favorables à l’organisation du Mondial. Le quotidien Folha de S.Paulo a publié un sondage qui dresse le portrait des protestataires : 63 % ont moins de 35 ans, 78 % sont diplômés et 72 % n’ont aucune affiliation politique. Mais depuis le 26 juin, les habitants de deux favelas de Rio sont à leur tour entrés dans la danse. Cela n’a pas empêché certains ministres d’insinuer que les casseurs étaient des enfants gâtés issus de la classe moyenne.

Le sens des événements en cours, qui ne sont pas sans rappeler Mai 68 en France, va bien au-delà de cette explication simpliste. Car ce qui frappe, c’est à la fois le silence assourdissant de l’opposition et l’embourgeoisement du PT. La classe politique dans son ensemble apparaît décrédibilisée, coupée des réalités, engourdie par les prouesses économiques des années 2000.

Devenu la « ferme du monde » et une inépuisable réserve de matières premières (fer, maïs, sucre) destinées notamment à la Chine, le Brésil est aujourd’hui la sixième puissance économique mondiale. Mais il ne se classe que 85e sur 186 pays si l’on prend en compte l’indice de développement humain des Nations unies. Les programmes sociaux (Bolsa Família, par exemple) lancés sous la présidence Lula ont permis de sortir de l’extrême misère une quarantaine de millions de personnes, mais il en reste 50 millions !

Certes, le revenu moyen par habitant est passé de 7 522 dollars en 2003 à 11 800 dollars en 2011, mais la petite classe moyenne ne dispose que d’un revenu mensuel inférieur à 500 euros. La croissance, qui était de 7,5 % en 2010, est retombée à 0,9 % en 2012, tandis que l’inflation remontait à 6,5 %. L’augmentation des prix alimentaires a été supérieure à 20 %.

Infrastructures

Perte de compétitivité, mouvements anarchiques des capitaux, retour au dirigisme et au protectionnisme découragent les investisseurs et privent le Brésil des fonds dont il a besoin pour corriger son énorme déficit en matière d’infrastructures.

Ancienne « guérilléra » au temps de la dictature militaire, Dilma Rousseff a beaucoup tâtonné face à cette explosion populaire qui lui a fait annuler son voyage officiel au Japon, du 26 au 28 juin. Elle a commencé par dire qu’elle écoutait « ces voix en faveur du changement ». Puis qu’il était normal que « les exigences de la population changent au fur et à mesure que nous augmentons la richesse, l’accès à l’emploi et à l’éducation ». Elle a reçu les responsables des manifestations, promis « un grand pacte pour améliorer les services publics ». Enfin, le 24 juin, elle a annoncé que 50 milliards de réaux (17 milliards d’euros) allaient être investis dans les transports et a renouvelé sa proposition de consacrer les futures recettes du pétrole offshore à l’éducation et au renforcement du système de santé.

Surtout, la présidente a lancé l’idée d’une réforme constitutionnelle qui pourrait passer par un référendum. Cela suffira-t-il à dissuader les contestataires de réclamer l’arrivée à la tête du pays de Joaquim Barbosa, le premier président noir de la Cour suprême, ou l’écologiste Marina Silva, de Réseau durable ? La chance de Rousseff est que, faute de relais politique, le mouvement de protestation risque, à la longue, de s’essouffler. Comme ceux des Indignés d’Athènes, de Lisbonne et Madrid. 

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