Tunisie : la Constitution de Kaïs Saïed ne peut qu’être une parenthèse

La nouvelle Constitution marque-t-elle le retour du pays dans le giron des régimes autoritaires ou n’est-elle qu’une courte halte dans le processus de transformation de la société tunisienne ? 

Farouk Bouasker, président de la Haute autorité indépendante pour les élections, le 26 juillet, lors de la proclamation des résultats provisoires du référendum en Tunisie. © Yassine Gaidi /Anadolu Agency via AFP

 Nadia Chabaane
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  • Nadia Chaabane

    Ancienne députée tunisienne et auteure de « Chronique d’une constituante »

Publié le 9 août 2022 Lecture : 5 minutes.

La Constitution de 2014 avait été adoptée par une Assemblée constituante élue au suffrage universel direct et fait l’objet d’un débat délibératoire long et inclusif. C’était la première expérience participative avec des centaines d’auditions et de réunions de concertations, des sit-in et des manifestations. Tous les Tunisiens qui ont souhaité s’exprimer ont pu le faire, chaque article porte la trace de ce débat et la société civile peut s’enorgueillir d’être derrière plusieurs propositions votées. Deux mots pourraient qualifier le processus : participation et transparence.

Net recul

Le texte de Kaïs Saïed, a contrario, est l’œuvre d’un homme pour son propre usage. Imposé, il ne traduit nullement une volonté collective et s’inscrit dans un processus de concentration des pouvoirs organisé. Usant de sa légitimité de président, Kaïs Saïed a instauré l’état d’exception en juillet 2021 arguant d’une crise politique, sociale et sanitaire aiguë. Il s’est ensuite arrogé tous les pouvoirs, s’est placé au-dessus des règles en refusant tout dialogue avec les forces sociales, politiques et associatives, même celles qui ont soutenu le tournant du 25 juillet, et se présente comme le seul recours porteur de vraies solutions pour le peuple trahi par les élites.

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Au terme d’un campagne référendaire sans débat et au mépris des règles élémentaires dictées par les décrets-lois qu’il a lui-même promulgués, la nouvelle Constitution a été validée. Le vote, boudé par 70 % des Tunisiens que le président n’a pas réussi à convaincre ni à mobiliser, est pourtant considéré par Carthage comme un succès. Par cette désaffection, les Tunisiens ont exprimé leur refus d’un choix qu’on leur a imposé. Ce texte est porteur d’un net recul par rapport à la Constitution de 2014 et à une transition qui s’inscrivait dans un processus d’appropriation de la démocratie.

Même si j’ai voté la Constitution de 2014, j’ai été assez critique du préambule, pas assez novateur. Celui de 2022 est très faible dans sa forme et dangereux dans son contenu. C’est une logorrhée inquiétante qui cherche à semer la division au sein d’un peuple dont Kaïs Saïed piétine la volonté. Il revisite l’histoire du pays, en fait une lecture sélective qui occulte notamment la lutte pour l’indépendance, et introduit un nouveau récit de la révolution pour le moins clivant. La référence aux droits humains universels introduite dans le préambule de 2014 disparait, laissant place à une vision relativiste et culturaliste des droits et libertés qui en limite fortement la portée.

Droits conditionnés « aux finalités de l’islam »

La question de l’islam a été au centre de longs débats en 2014. L’article 1 de la Constitution de 1959 a été reconduit en 2014 – « La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’islam est sa religion, l’arabe est sa langue et la République son régime. »

Il a été équilibré dans son interprétation par un deuxième article affirmant « le caractère civil de l’État dont la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit constituent le fondement ». Cet ajout était destiné à mettre fin aux tentatives des islamistes de réintroduire la possibilité de se référer à la charia comme source de législation.

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Dans le texte de Kaïs Saïed, si le contenu de l’article 1er est supprimé, toute référence au caractère civil de l’État l’est également. À la place, l’article 5 dispose que « la Tunisie est partie de la Oumma islamique » et qu’« il revient à l’État, seul, d’œuvrer à assurer les finalités de l’islam ». Cet article ouvre la voie à l’adoption de la charia comme source de législation. Les précisions « pour la préservation de la vie, de l’honneur, des biens, de la religion et de la liberté » et « dans un régime démocratique » ne suffisent pas à en limiter les risques.

Cela revient à soumettre les droits, les libertés et les questions de société à leur conformité avec les finalités de l’islam. Ainsi la contraception, l’avortement, le divorce, la liberté sexuelle, l’honneur, la liberté d’expression et de création, etc., seront soumis à cette condition.

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Or les « finalités de l’islam » dépendent largement de la vision de celui qui gouverne. Certains autorisent les crimes d’honneur, interdisent la contraception ou le travail des femmes.

En dépit d’une reprise pour l’essentiel des droits et libertés de 2014 dans le nouveau texte, aucun des droits jugés contraire aux « finalités de l’Islam » ne peut accéder au rang de droit protégé par la Constitution. La disposition conditionnant les limitations des droits et libertés par ce qui est nécessaire « pour répondre aux exigences d’un État civil et démocratique » a en effet été supprimée.

Concentration des pouvoirs

La répartition des pouvoirs était la partie la plus critiquée de la Constitution de 2014. Elle a ouvert la voie au coup d’État constitutionnel de Kaïs Saïed. Dès son élection, le président n’a cessé de marteler qu’il y avait un problème avec le régime politique, responsable de tous les maux du pays. L’opinion a fini par en être convaincue en raison des blocages divers, alors que la Constitution de 2014 n’était pas appliquée. La Cour constitutionnelle, pièce maîtresse de l’architecture, n’a jamais vu le jour. Surtout, les dirigeants qui se sont succédé ont singulièrement manqué d’ambition pour le pays.

Si la Constitution de 2014 établissait un exécutif à deux têtes avec, il est vrai, des légitimités concurrentes difficiles à concilier, celle de 2022 consacre la concentration des pouvoirs entre les mains du président. Il est chef de l’exécutif, contrôle le législatif et le judiciaire, et dispose du pouvoir référendaire constitutionnel.

Et il n’est aucunement redevable, jouit d’une immunité fonctionnelle et pénale à vie. Le Parlement est composé désormais de deux chambres : une chambre des députés et une assemblée des régions et des districts. Ses possibilités de censurer le gouvernement sont quasi nulles tant les conditions sont difficiles à réunir. Un système qui n’a plus de démocratique que le nom.

Prenant le contrepied d’un processus profond de transformation de la société et de l’aspiration démocratique, ce texte porté par un populiste et un conservateur ne sera qu‘une parenthèse qu’il faudra fermer au plus vite. Il incarne la contre-révolution et s’inscrit dans une logique de mise sous tutelle d’un peuple qui trouvera en lui la force de poursuivre la révolution de la dignité.

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