« Ivoirité », quand tu nous tiens

Le président ivoirien, Alassane Ouattara, veut régler la délicate question de la nationalité et de la propriété foncière. Mais il se heurte aux vieux réflexes nationalistes hérités des régimes précédents.

Carte d’identité utilisée lors de la présidentielle de novembre 2010. © Issouf Sanogo/AFP

Carte d’identité utilisée lors de la présidentielle de novembre 2010. © Issouf Sanogo/AFP

Publié le 13 août 2013 Lecture : 5 minutes.

« L´année 2013, avec la fin du cycle électoral, doit être celle où nous devrons régler cette question de la nationalité et du foncier. » En prononçant ce discours, début mai, à l´issue de sa visite dans la région du Tonkpi, dans l´ouest de la Côte d´Ivoire, Alassane Dramane Ouattara (ADO) n´imaginait peut-être pas la tâche si ardue, à propos d´un sujet qui divise les Ivoiriens depuis des décennies. Les partisans de Laurent Gbagbo, le président déchu, ont rapidement dénoncé la volonté du chef de l´État de recruter du « bétail électoral » pour 2015, en naturalisant massivement 950 000 apatrides. Même le Parti démocratique de Côte d´Ivoire (PDCI), fidèle allié au pouvoir, a émis des réserves. Pour certains cadres de la formation houphouétiste, comme Kouadio Konan Bertin, une alliance avec les partis soutenant Gbagbo est même envisageable.

Il faut dire que le sujet est sensible. Depuis la fin des années 1990 et les crispations autour de « l´ivoirité », propriété des terres et citoyenneté sont intimement liées (la seconde étant la condition de la première). Dans un pays à vocation agricole, qui dès l´époque des indépendances africaines, a bâti sa prospérité au moyen de la culture exportatrice du cacao et du café, désigner celui à qui appartient la terre revient à dire qui possède une partie de la richesse de la nation. « Devant les tribunaux, 80 à 90 % des affaires concernent les litiges fonciers, explique Mamadou Koulibaly, ancien président de l´Assemblée nationale. Mais les juges n´ont souvent pas les moyens pour trancher ».

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À qui appartient la terre ? À l´État, bien sûr, mais aussi aux Ivoiriens qui doivent faire établir des titres fonciers depuis la loi foncière de 1998. Les étrangers – individus ou sociétés – peuvent aussi louer les terres afin de les cultiver. ADO souhaite qu´on accélère la mise en oeuvre de cette loi et a confié cette tâche délicate à Mamadou Sangafowa Coulibaly, le ministre de l´Agriculture. Toute la difficulté consiste notamment à faire accepter aux propriétaires coutumiers l´immatriculation de leur terre au registre foncier. Ils sont parfois réfractaires aux démarches administratives et au coût que celles-ci impliquent.

La relecture du code sur la nationalité, quant à elle, a échu au ministre de la Justice Gnénéma Mamadou Coulibaly. Alors que beaucoup s´attendaient à voir la réforme intervenir au moyen de la création d´une loi, le gouvernement a plutôt choisi de faire entrer dans le droit national une convention onusienne sur la réduction des cas d´apatridie signée par la Côte d´Ivoire en 1961. Lancée mi-juillet, la procédure d´urgence permettant au chef de l´État d´intégrer ce nouveau texte n´a pas abouti avec la facilité escomptée, et a révélé les crispations partisanes et les clivages idéologiques qui traversent la grande alliance au pouvoir.

« Procédure d´urgence, procédure sommaire ! » a ainsi objecté le groupe parlementaire PDCI-RDA, qui malgré son alliance avec le RDR d´Alassane Ouattara au sein du Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix (RHDP) a demandé et obtenu l´ajournement de la discussion à l´Assemblée nationale, le 19 juillet. Henri Konan Bédié, le président du PDCI, n´est lui favorable qu´à la naturalisation des personnes nées avant 1961 en Côte d´Ivoire. Les élus PDCI estiment plus généralement que la question des apatrides n´a rien de prioritaire. Invoquant l´exemple des 8 133 individus régularisés à Bouaflé (Centre) en mars, sans qu´il n´ait été besoin de recourir à une convention internationale, ils considèrent que leur situation peut être réglée au cas par cas en s´appuyant sur la loi déjà existante. « Le président a envoyé cette question en urgence parce qu´il estime qu´elle doit être traitée le plus rapidement possible. Les problèmes de nationalité empoisonnent notre vie politique depuis des années. Nous estimons qu´à un moment donné il faut décider », commente Joël Nguessan, porte-parole du RDR. D´autres raisons avancées par le parti d´Henri Konan Bédié révèlent des craintes bien différentes que la simple naturalisation massive à des fins électorales. « Les personnes qui auront acquis la nationalité ivoirienne pourront, par l´effet de cette convention, légitimement prétendre à la propriété foncière », s´inquiète de fait le groupe parlementaire PDCI. En d´autres termes, la terre de Côte d´Ivoire ne saurait appartenir à des individus encore considérés comme des étrangers.

Mise en valeur des terres

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Le réflexe de l´ivoirité est encore vivace, ainsi que le confirment ces propos tenus par Sivori Boga, chef du service politique du quotidien Notre voie, titre de la presse bleue, dite pro-Gbagbo. « Si on leur donne la nationalité, c´est comme si on les installait de force sur nos terres. Ils ne seront pas ivoiriens dans leur coeur ni dans leur esprit », s´indigne ce compagnon de route de l´ex-président. Chef d´un village situé dans l´Ouest depuis 2006, il affirme même être témoin du refus des expatriés burkinabè de s´intégrer aux communautés autochtones. Des polémiques qui ne semblent pas perturber le RDR. « Ce qui nous importe, c´est la mise en valeur des terres, ce n´est pas la propriété. Et de toute façon, rien ne prouve qu´un régularisé aura systématiquement des vues sur la terre », affirme Joël Nguessan. La tentative avortée du 19 juillet pourrait n´être, finalement, qu´un ballon d´essai afin de prendre la mesure de la contestation. Dans le parti d´ADO, on jure que le projet sera remis sur la table à la prochaine session parlementaire qui s´ouvre le 2 octobre, voire plus tôt, lors d´une session extraordinaire.


Signature des accords de Marcoussis, près de Paris, le 24 janvier 2013. © Jean-Bernard Devaivre/AFP

   

Un très vieux contentieux

   

Si dès 1963, le père de la nation Félix-Houphouët Boigny évacue très astucieusement le contentieux du foncier en déclarant que « la terre appartient à celui qui la met en valeur », son successeur, Henri Konan Bédié, casse sa jurisprudence en décembre 1998, en faisant voter une loi sur le domaine foncier rural qui stipule que seuls les Ivoiriens peuvent être propriétaires de ces terres. En pleine crise de l´ivoirité, possession terrienne et citoyenneté s´entremêlent au même moment où les critères d´accession à la nationalité se durcissent. Dans l´administration ivoirienne, le délit de patronyme est courant. Les populations dont les noms ont une consonance nordique sont obligées de fournir une multiplicité de documents afin de prouver leur nationalité. Cette pratique se perpétue lorsque Laurent Gbagbo s´installe au pouvoir en octobre 2000, certains cadres du FPI continuant à surfer sur la vague. Le 19 septembre 2002, la rébellion – qui prendra, quatre mois plus tard, le nom de Forces nouvelles – se déclenche au motif que de nombreux Ivoiriens n´ont pas droit à leur carte d´identité. En janvier 2003, les accords de Marcoussis, qui visent à mettre fin à la guerre, tentent de régler le fond du problème. Sur la nationalité, les protagonistes adoptent un nouveau règlement qui stipule que toutes les personnes présentes sur le sol ivoirien avant 1961 peuvent obtenir leur pièce d´identité, et demandent que tous ceux nés avant 1972 bénéficient du droit du sol. Ils confirment par ailleurs la loi foncière de 1998 et demandent même son application. Mais, dix ans plus tard, elle n´a pas vraiment été appliquée.

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