L’adoption par référendum d’une nouvelle Constitution tunisienne le 25 juillet n’en finit pas de provoquer des remous. L’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) porte à 30,5 % le taux de participation initialement annoncé à 27,4 % et donne ainsi plus de poids aux 94,6 % ayant approuvé le projet présidentiel. Mais les résultats préliminaires officiels font l’objet de doutes en raison de nombreuses anomalies relevées.
Pour certaines circonscriptions, le nombre de votants est ainsi plus élevé que les inscrits… « Il n’y a pas de concordance pour 25 centres de vote sur 33 », résume l’ONG anticorruption I Watch. Mais le processus référendaire a été verrouillé de manière telle qu’un recours est quasiment impossible. Une entorse à la transparence électorale qui attise la crise politique interne et écorne un peu plus l’image de la Tunisie à l’international.
Si aucun pays arabe n’a présenté ses félicitations au président tunisien, moins de 48 heures après le scrutin, le porte-parole de la Maison-Blanche, Ned Price, tout comme le Haut représentant de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité Josep Borrell, ainsi que le Royaume-Uni, ont affirmé leur soutien au peuple tunisien mais également exhorté les autorités à une démarche inclusive pour préserver les acquis démocratiques.
Cette position est reprise, le 27 juillet devant le Sénat américain par Joey R. Hood, nouvel ambassadeur des États-Unis en Tunisie, qui relève que les « actions du président Kaïs Saïed soulèvent des questions » et précise que « les relations bilatérales américano-tunisiennes sont plus fortes lorsqu’il existe un engagement partagé en faveur de la démocratie, les valeurs, les droits de l’homme et les libertés fondamentales ». Karim Guellaty, familier des deux rives de la Méditerranée et auteur de Heureux comme Abdallah en France livre son éclairage sur la position internationale à l’égard de la Tunisie.
L’Europe a beaucoup investi en Tunisie depuis 2011 pour accompagner le processus démocratique. Au-delà du discours diplomatique, quel est leur point de vue sur le projet présidentiel ?
Nos pays partenaires les plus proches – la France, l’Italie, l’Allemagne – sont préoccupés. Il ne faut pas se mentir, cette Constitution ne correspond pas aux standards démocratiques tels qu’on les connaît. Je ne parle pas de « démocratie occidentale » mais d’éléments objectifs de la démocratie, issus d’une littérature qui remonte à Aristote et à laquelle ont contribué des auteurs arabes.
La Constitution tunisienne, faute de cocher toutes les cases, ne correspond pas à cet universalisme démocratique qui implique la séparation des pouvoirs et la présence de contre-pouvoirs. Ce point est important pour fixer le débat et en finir avec l’idée, fausse, que l’Occident veut imposer aux Tunisiens sa conception de la démocratie.
Qu’en est-il réellement des contre-pouvoirs ?
L’exercice actuel est mené par une seule personne, sans la possibilité de vérifier, de contrôler ou de sanctionner. Quant aux quelques embryons de contre-pouvoir, comme le Conseil constitutionnel, ils sont totalement inféodés au président et ne sont pas indépendants. D’ailleurs on ne parle plus de pouvoirs mais de fonction. Ce qui traduit bien la mise à l’écart des contre-pouvoirs.
Est-ce le seul reproche fait par les partenaires internationaux de la Tunisie ?
Cette Constitution n’est pas issue d’une consultation large et élargie aux différentes composantes de la société tunisienne. Le président a mis un point d’honneur à exclure des discussions des pans entiers de la société. Même ceux qui ont été consultés comme les membres du comité consultatif n’ont été ni entendus ni écoutés sur le projet de constitution qu’ils ont livré et auquel personne n’a répondu.
Les observateurs internationaux et nationaux, les diplomaties sont gênées par l’usage d’un outil démocratique comme le processus référendaire pour valider un document autocratique et relèvent que le peuple ne s’est exprimé qu’à 25 %, bien en deçà d’une majorité. Si les partenaires internationaux de la Tunisie émettaient des doutes sur le devenir du processus démocratique depuis le 25 juillet 2021, désormais ils ont des certitudes en faisant le constat de son démantèlement graduel depuis un an.
Chaque étape, du gel du Parlement à sa dissolution, jusqu’aux conditions de tenue du référendum en passant par des mesures liberticides injustifiées, interpelle. Tous ces faits mis bout à bout sont à l’origine de la gêne des diplomaties étrangères – sauf celles qui ne sont pas tout à fait légitimes pour parler de démocratie. La Tunisie semble ne pas avoir emprunté la bonne voie et le peuple a exprimé cette lecture des choses… en ne s’exprimant pas.
Force est de constater que le bilan de l’expérience démocratique des dix dernières années n’est pas flatteur…
Si on remonte à la période précédant le 25 juillet 2021, tous les interlocuteurs internationaux désespéraient en effet de l’inertie des institutions tunisiennes, malgré tous les appuis apportés. Le pays partait à la dérive avec des consultations et des discussions à outrance et souvent une évaluation erronée des compétences. Il s’agissait d’un effet balancier, après 60 ans de dictature.
C’était le prix à payer pour la démocratie. Le Parlement, si vivement critiqué, n’avait en fait pas les moyens de travailler : les députés ne disposaient ni d’assistants parlementaires, ni de bureaux. La Tunisie a mis en place une démocratie sans se doter d’outils, notamment l’organisation d’un appui au travail parlementaire.
Finalement, quelle est l’analyse des partenaires occidentaux de la Tunisie ?
Leur lecture de la situation est celle d’un cheminement vers un régime autocratique. Certains veulent croire que le président lutte contre l’islam politique, même si il a eu tendance à démontrer le contraire et qu’il intègre la dimension religieuse de manière explicite dans ses décisions. Pas très ouvert sur l’étranger, il s’érige en gardien de la souveraineté alors que le pays sollicite des aides et des appuis.
Certains des premiers partenaires de la Tunisie sont assez dubitatifs sur sa trajectoire, mais la France se démarque en faisant valoir auprès des autres puissances que la Tunisie ne se résume pas à son présent. La Tunisie est attendue sur les prochaines législatives et la diplomatie de ses partenaires occidentaux va être très attentive sur l’évolution de la situation mais aussi très pointilleuse sur le respect des libertés individuelles et collectives.
Quelle issue peut-on prévoir ?
Beaucoup prédisent qu’une implosion sociale rebattra les cartes, mais à mon sens, une aggravation de la crise économique ne doit pas être le dénouement d’une crise politique. Il est vrai que le peuple a été abreuvé de promesses non tenues et Kaïs Saied a aussi utilisé le levier économique en créant une attente qui sera déçue, puisqu’il imputait tous les problèmes à l’ancienne Constitution. Une issue va finir par se dessiner. L’histoire ne s’écrit pas de manière linéaire, le peuple n’a jamais raté ses rendez-vous avec l’Histoire. Sans doute, ce référendum n’était pas un rendez-vous avec l’Histoire.