Politique

Algérie : « Le projet de loi d’amnistie est une nouvelle atteinte à la mémoire des victimes de la décennie noire »

Une nouvelle loi destinée à solder le passif de la décennie noire est en cours de préparation. Entretien avec Cherifa Kheddar, présidente de l’association Djazairouna qui vient en aide aux rescapés et familles de victimes du terrorisme islamiste.

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Par - à Alger
Mis à jour le 22 juillet 2022 à 15:40

Rassemblement des membres de l’association contre l’oubli des femmes assassinées, place Karima Belhaj à Alger, le 8 mars 2020. © Courtesy Cherifa Kheddar

La confirmation était attendue depuis plusieurs semaines. Elle est survenue symboliquement le 5 juillet, jour du 60e anniversaire de l’indépendance. « Une loi spéciale au profit des détenus condamnés définitivement, et ce en prolongement des lois sur la Rahma et la Concorde civile » est en cours de préparation selon un communiqué de la présidence. Si aucune précision supplémentaire n’a été livrée, on sait déjà qu’elle vise notamment à régulariser la situation d’ex-dirigeants du FIS (Front islamique du salut), le mouvement islamiste dissous en 1992.

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Une première loi concernant la période de la décennie noire a été promulguée en 1995 sous la présidence de Liamine Zeroual et la deuxième en 1999, au début du premier mandat d’Abdelaziz Bouteflika.

Destinées à mettre un terme à la violence et à vider le maquis de ses jihadistes, elles ont été complétées en 2005 par une Charte nationale pour la paix et la réconciliation nationale qui promettait l’extinction des poursuites pour les terroristes islamistes qui ont accepté de déposer les armes, à l’exception de ceux qui sont accusés de massacres collectifs, de viols et d’attentats aux explosifs. La guerre civile a fait près de 100 000 morts au cours des années 1990.

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Le 15 juillet 2022, un deuxième communiqué annonce que le nouveau texte de loi sera soumis au vote du Parlement durant sa prochaine session de septembre. 298 détenus condamnés définitivement bénéficieront de ses dispositions. Cherifa Kheddar, présidente de l’association Djazairouna qui vient en aide aux  rescapés et familles de victimes, dont elle-même fait partie, est atterrée.

Sa vie a basculé le 24 juin 1996. Ce jour-là, un groupe armé encercle la maison familiale, exécute son frère et sa sœur et blesse sa mère. Elle échappe de justesse à la tuerie. Depuis, elle consacre tout son énergie à contrecarrer les mesures de clémence et à réclamer réparation et justice.

Un avant-projet de loi « au profit des détenus condamnés définitivement » sera soumis au Parlement en septembre prochain. Comment réagissez-vous ?

Cherifa Kheddar : Cette loi en préparation est ressentie comme une nouvelle agression et une atteinte à la mémoire des victimes et au droit de leurs familles à une réparation juste du préjudice subi. Encore une fois, les autorités occultent les traumatismes et les responsabilités de la décennie noire. Ce genre de mesure devrait être pris en concertation avec ceux qui se sont opposés au projet obscurantiste, et en mémoire de ceux qui l’ont payé de leur vie. Nous sommes les interlocuteurs légitimes. Cette nouvelle loi vient malheureusement nous rappeler que notre lutte et nos sacrifices ne sont pas reconnus.

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Vous attendiez vous, dix-sept ans après la charte pour la paix et la réconciliation votée en 2005, à une nouvelle mesure de clémence ?

Rien ne m’étonne. Dans ce pays, on a toujours favorisé ceux qui ont appelé à prendre les armes et négligé ceux qui ont travaillé et se sont sacrifiés pour la paix.

Comment expliquer ce retour à la politique de clémence ?

C’est peut-être un retour d’ascenseur. Les groupes armés ont servi une politique, rendu service à un clan du pouvoir qui les libère et leur pardonne. Sinon rien n’explique cette série de mesures qui se succèdent en faveur de l’oubli et de l’impunité.

C’est-à-dire ?

Les groupes armés ont contribué à éliminer l’élite intellectuelle. C’est mon analyse en tant que témoin direct de ces années et en tant que présidente de l’association des familles de victimes du terrorisme. Une trentaine de pays ont connu des situations similaires. Certains ont veillé à l’instauration d’une justice transitionnelle et à la préservation de la mémoire.

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Chez nous, nous n’avons même pas le droit d’organiser des journées de commémoration. Les plaques commémoratives sont détruites sans que les autorités ne réagissent. Nous menons nos activités en catimini. Nous ne pouvons pas médiatiser nos sorties, sinon la police est sur place avant nous. Quand on leur demande pourquoi c’est interdit de se recueillir dans un cimetière, les agents de la police ne savent pas quoi répondre. On nous empêche simplement d’exister.

Que préconisez-vous contre la politique de l’oubli ?

Il faut tout un travail de réparation et de reconstruction. La plupart des enfants des victimes n’ont pas pu poursuivre leurs études, même quand s’ils sont brillants. Ils n’arrivent pas à comprendre pourquoi leur pays ne reconnaît pas le sacrifice de leurs parents.

Pourquoi on les accuse d’être contre la paix parce qu’ils réclament justice. Ils n’arrivent pas à comprendre pourquoi ceux qui ont pris les armes bénéficient de politiques bienveillantes. La justice doit être rendue. Il ne faut pas accorder le pardon sans que les tribunaux ne se prononcent. Ma sœur Lila, avocate, et mon frère Mohamed Reda, architecte, ont été assassinés en juin 1996.

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Ma sœur avait refusé de défendre les détenus terroristes et mon frère de financer les groupes armés. On a voulu faire signer un document à ma mère attestant qu’elle ne connaissait pas les tueurs. Je l’ai déchiré. Ce qui m’a valu des ennuis. Beaucoup de familles de victimes ont été convoquées par les tribunaux pour signer le même document en amont des lois d’amnistie.

En somme, on prépare l’élargissement des auteurs de crimes. Éviter les procès, c’est éviter de reconnaître qui est la victime et qui est le bourreau. Cette impunité vise à effacer de la mémoire des Algériens les crimes terroristes islamistes. Alors que les rescapés et les familles de victimes connaissent parfaitement l’identité des auteurs, qui faisaient partie de leur famille ou de leur voisinage direct.

Quel bilan dressez-vous de l’activité de votre association après vingt-cinq ans d’existence ?

Au niveau national, nous ne sommes pas arrivé à convaincre de la justesse de notre cause. Mais au niveau international, nous travaillons avec de nombreuses ONG. Djazairouna est désormais membre de la Fédération internationale des victimes du terrorisme et de la commission des Nations unies pour la préservation de la mémoire. Nous organisons au moins une fois par an une activité autour de la mémoire.

Nous souhaitons arrêter la date du 29 juin comme journée consacrée à la mémoire car nous considérons que l’ancien président Mohamed Boudiaf (assassiné le 29 juin 1992 à Annaba, ndlr) a été la première victime des islamistes. Je ne dis pas qu’il a été assassiné par un groupe islamiste mais ils ont célébré sa liquidation.