Dans ce dossier
Tout commence par un café pris sur une terrasse parisienne. Un de ces « allongés » que l’on commande pour prolonger le plaisir de la discussion. La conversation ne porte pas sur Dan Gertler. Notre interlocuteur, touche-à-tout des affaires africaines, nous a invités pour discuter d’un autre de ses dossiers. Le nom du milliardaire israélien ne surgit qu’une heure plus tard. En ce début de 2020, Dan Gertler fait partie des personnalités placées sous sanctions par les États-Unis depuis deux ans. Réputé proche de Joseph Kabila, il doit composer depuis peu avec l’administration de Félix Tshisekedi.
L’homme ne parle à la presse qu’une fois par décennie. Ses intimes ont la consigne de se taire, et lui-même préfère la compagnie des rabbins à celle des mondains, l’atmosphère des synagogues à celle des salles de presse. Alors quand notre interlocuteur évoque la possibilité de rencontrer le mystérieux Israélien, nous acquiesçons avec enthousiasme. Accusé de toutes parts, ébranlé par les sanctions du Trésor américain, qui l’accuse d’avoir construit sa fortune grâce à la corruption et au détriment du peuple congolais, Dan Gertler veut s’expliquer. Un entretien pourrait même être organisé dans les prochaines semaines.
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« Bienvenue en terre sainte »
Cela prendra finalement deux ans. Le 25 mai 2022, à Tel-Aviv, nous descendons enfin du véhicule qui nous dépose devant la résidence du milliardaire. Jusqu’à la dernière minute, la pandémie de Covid-19 et la méfiance de l’Israélien ont bien failli compromettre notre rencontre. Bnei Brak fait donc un peu figure de terre promise. Dans ce quartier très religieux, où près de 90 % des électeurs ont voté pour des partis juifs ultra-orthodoxes aux dernières législatives, Dan Gertler a construit une maison de cinq étages qui passerait presque inaperçue. Il fait partie de la communauté, observe scrupuleusement le shabbat et prie plusieurs fois par jour. Le portail franchi, le milliardaire, costume marine et chemise blanche, nous accueille, un large sourire surplombant une barbe fournie. Lorsque nous l’avions croisé, deux jours plus tôt, à son bureau, situé non loin de la Bourse aux diamants, il nous avait lancé en anglais un « bienvenue en terre sainte » avant de s’éclipser.
Cette fois, il nous présente son épouse puis quelques-uns de ses douze enfants, et nous pousse dans un ascenseur. Direction : son cabinet de travail. Celui-ci est aussi grand que celui d’un chef d’État. Large secrétaire, table de réunion, salon attenant, le tout éclairé par deux lustres imposants. Aux murs, des tableaux représentent des scènes religieuses. Sur les meubles, quelques livres précieux. Des torahs, évidemment. D’un geste ample, Gertler nous indique un canapé en cuir et s’installe dans un fauteuil, face à deux de ses collaborateurs, attentifs gardiens de sa vérité. Entre nous, sur une table basse, une vasque emplie d’une quinzaine de galets de cuivre couleur émeraude. Ces derniers proviennent, bien sûr, de mines situées en RD Congo.
Le plus congolais des Israéliens n’est pourtant pas né dans le cuivre mais dans le diamant. Quand il voit le jour, en 1973, son grand-père, Moshe Schnitzer, est président-fondateur de la Bourse aux diamants d’Israël qu’il dirige depuis six ans. L’aïeul, qui a émigré de Roumanie en Palestine au milieu des années 1930, est une grande figure de l’économie du jeune pays. Sa fortune est immense. Son fils, Shmuel, se prépare à lui succéder. Sa fille, Hanna, et son gendre, Asher Gertler – les parents de Dan –, sont dans les affaires.
Prince héritier
Dans l’industrie diamantaire, les Schnitzer passent pour des rois. Alors qu’il fréquente une école privée de Tel-Aviv, dans les années 1980, Dan occupe le rang convoité de prince héritier. Le futur milliardaire jongle avec les chiffres et excelle en mathématiques. Scientifique, il ne se passionne pas encore pour les questions religieuses. Il a aussi été nourri par les récits des exploits de son père sur les terrains de football du club professionnel du Maccabi Tel-Aviv, où Asher Gertler a été gardien de but dans les années 1960. Assez doué lui aussi, Dan préfère le poste d’arrière-gauche, qu’il occupe un temps en équipes de jeunes au Beitar Tel-Aviv, une autre formation de la capitale.
« C’était Kylian Mbappé ou Speedy Gonzales », se souvient Ofer, son ami d’enfance. Problème : Dan est asthmatique. Et le milieu des affaires l’attire davantage que celui du ballon rond. Une autre carrière lui tend les bras. Il arpente déjà les bureaux et les usines de son grand-père, se forme au négoce et à la taille du diamant, s’occupe, comme d’autres petites mains de la famille, de plier des brifka, ces papiers dans lesquels on enveloppe les pierres précieuses et où l’on inscrit le nombre des carats.
Son service militaire (obligatoire) de deux ans et demi achevé, il se lance dans le business. Deux choix s’offrent à lui : rejoindre le groupe familial ou tenter une aventure plus exotique. « Il avait déjà un état d’esprit particulier, raconte Ofer. Quand il regarde une chaise en bois, il se demande non seulement comment elle a été fabriquée, mais de quelle forêt elle est issue, et quelles infrastructures ont permis de d’exploiter cette forêt. »

Dan Gertler (à dr.) et son grand-père, l'homme d'affaires Moshe Schnitzer. © DR
Dan Gertler décide de voler de ses propres ailes. Un risque relatif : il a derrière lui une fortune familiale colossale. Au milieu des années 1990, il voyage en Belgique, en Inde, au Liberia ou encore en Angola pour acheter des pierres précieuses et les mettre sur le marché en Israël. D’autres auraient préféré vivre à Anvers, centre diamantaire mondial, où les Israéliens détiennent encore une bonne partie du pouvoir. Lui parcourt le globe pour dénicher le meilleur produit dans les zones les plus dangereuses, au grand étonnement de son entourage.
« Lui et son grand-père partageaient le même ADN : celui qui pousse un homme d’affaires à construire son entreprise. Moshe Schnitzer avait bâti l’économie israélienne. Dan voulait l’imiter dans un autre domaine », résume un proche de la famille. « Je lui ai dit qu’il était fou. Après tout, il aurait hérité sans rien faire de l’entreprise leader du diamant israélien », sourit Ofer. Dans l’entourage du futur magnat des mines, personne ne comprend d’ailleurs vraiment ce qui le pousse à agir ainsi.
« Un jour, j’ai entendu dire qu’on pouvait acheter des diamants au Congo. Comme je n’ai jamais été peureux, j’ai tenté l’expérience », explique simplement Gertler. Dans l’avion qui l’emmène de Tel-Aviv à Kinshasa, via l’Allemagne et l’Afrique du Sud, les hommes d’affaires ne sont pas nombreux. « Tous étaient effrayés par le Congo, mais pas moi », se souvient-il. Comme d’autres en Angola ou en Sierra Leone, l’Israélien flaire-t-il les opportunités qu’offre un pays en proie à la guerre et qui, par ailleurs, fait partie des cinq plus gros producteurs de diamants du monde ? Sans doute.
« Je suis tombé amoureux du pays »
RD Congo, mai 1997. Laurent-Désiré Kabila a pris le pouvoir le 17 de ce mois. Quelques jours plus tard, après une vingtaine d’heures de trajet, l’avion de Dan Gertler atterrit à Kinshasa. Par l’entremise du rabbin Shlomo Bentolila, représentant de la communauté juive en Afrique centrale, très introduit à Kinshasa depuis 1992, il obtient de rencontrer Joseph Kabila. Très vite, le courant passe. Les tête-à-tête avec le général et fils du président se multiplient, souvent dans un camp militaire, toujours sur le coup de 5 heures du matin. « On est devenus comme des frères. On parlait de la vie, de religion, du développement du pays… », raconte l’Israélien. Ce dernier passe très vite 90 % de son temps en RD Congo. « Je suis tombé amoureux du pays », dit-il.
Pendant près de deux ans, Gertler écume les mines, faisant son trou dans le secteur local du diamant. Puis Joseph Kabila accepte de lui présenter son père. Le rendez-vous est fixé un vendredi, veille de shabbat, au palais présidentiel. Mais, quand Dan Gertler arrive, l’atmosphère est tendue. Les gardes du chef de l’État s’interposent. « On s’est fait virer par la sécurité ! », s’esclaffe aujourd’hui encore l’homme d’affaires.
Laurent-Désiré Kabila ne le recevra que quelques jours plus tard. « Il m’a parlé des problèmes qu’il avait avec le diamant. Il considérait que l’État ne touchait pas assez sur les exportations et il avait l’idée de monter un monopole qui faciliterait les choses », explique l’Israélien. « L’intérêt du gouvernement était de récupérer un maximum de taxes sur les diamants vendus », résume un de ses associés de l’époque.
Dan Gertler se rallie à l’idée avec enthousiasme. Laurent-Désiré Kabila lui donne un mois pour la mettre en œuvre. Il fixe le prix du monopole à 20 millions de dollars. C’est peu et beaucoup à la fois. À la recherche de la somme, l’Israélien rentre au pays. Le chef de l’État congolais le fait rappeler deux jours plus tard. Le projet doit être lancé « immédiatement », explique au téléphone un collaborateur de Kabila. Ce dernier a un besoin cruel d’argent pour équiper son armée, confrontée aux rébellions qui sévissent dans l’Est. Dan Gertler sort les grands moyens. À l’aide de son réseau familial, de sa fortune personnelle et d’une garantie bancaire de son grand-père auprès de la banque d’Israël, il réunit les 20 millions.
Douche froide
« C’était un pari assez fou. Investir au Congo, à l’époque, ce n’était même pas partir de zéro, mais d’au-dessous de zéro ! Pour quelqu’un qui avait les moyens de travailler n’importe où ailleurs, ça n’avait pas tellement de sens », explique un associé. Dans un rapport d’avril 2001, l’ONU qualifiera ce monopole de « désastre » pour l’industrie du diamant. « On n’a laissé aucune chance [à Dan Gertler] de répondre à ces accusations », rétorquent ses proches, qui évoquent un rapport « injuste ». Le « pari » a d’ailleurs failli se révéler perdant. Le 16 janvier 2001, Laurent-Désiré Kabila est assassiné. Dix jours plus tard, son fils, Joseph, parvient à lui succéder. Dan Gertler aurait pu s’en réjouir. Mais Joseph Kabila le surprend rapidement : il met fin au monopole instauré par son père à peine un an plus tôt. La douche froide.
Gertler s’interroge. Comment son « ami », son « frère », a-t-il pu suspendre ainsi son monopole ? L’Israélien tente de joindre le nouveau président au téléphone. En vain. Il sait que l’ancienne puissance coloniale belge, qui garde de nombreux intérêts dans les mines congolaises, a intrigué pour l’évincer. Joseph Kabila a-t-il cédé à cette pression ? Il ne reviendra pas, en tout cas, sur sa décision, mais finira par s’excuser auprès de Gertler, lui promettant en retour des compensations. Augustin Katumba Mwanke, ex-gouverneur du Katanga et ministre délégué à la Présidence, prend en main l’épineux dossier.
Les relations entre les deux hommes, qui feront par la suite les beaux jours des affaires de l’Israélien, ne pouvaient plus mal commencer. Dan Gertler est très remonté. Bien sûr, la fin du monopole perturbe les plans de Gertler. Elle lui a aussi fait perdre la face vis-à-vis de son grand-père, qu’il admire tant et qui s’était porté caution pour lui en 1999. L’Israélien fait le siège du bureau de Katumba Mwanke. En désespoir de cause, il sollicite une dernière fois Joseph Kabila et le met en garde : si le problème n’est pas résolu, il finira par quitter le pays.
« L’amitié est revenue peu à peu »
La menace paie. Les deux hommes s’accordent sur un échéancier de compensations. « L’amitié est revenue peu à peu », souffle un proche de l’homme d’affaires. La confiance aussi. D’autant que Kabila, dont le pays est miné par les rébellions, a besoin d’alliés. « Kabila voulait se rapprocher de Washington, et Dan, qui avait déjà proposé de l’aider, avait des relations », raconte un de ses associés de l’époque. Le 6 avril 2002, dans un courrier adressé au président George W. Bush – et que Jeune Afrique a pu consulter –, le chef de l’État congolais fait donc de Gertler son émissaire auprès de l’administration américaine.
Du ballet diplomatique auquel a pris part l’Israélien, personne, ou presque, ne saura rien. « En ce début de 2002, nul ne voulait avoir affaire avec la RD Congo, et toutes les chancelleries soutenaient le Rwanda », explique un autre ancien associé. Dan Gertler peut-il changer la donne ? Il dispose, grâce à son carnet d’adresses mais aussi à l’entregent de l’homme d’affaires juif américain Chaïm Lebovits, de relais au sein du Parti républicain, aux États-Unis. Quelques mois après les attentats du 11 septembre 2001, George W. Bush cherche une victoire diplomatique sur le front africain. Condoleezza Rice, sa conseillère à la Sécurité nationale, se penche sur le dossier de la deuxième guerre du Congo, qui ensanglante les Grands Lacs depuis 1998.
Médiation
Un quatuor se met en place. D’un côté, le tandem Dan Gertler-Chaïm Lebovits. De l’autre, « Condie » Rice et Jendayi Frazer, assistante de Bush pour les affaires africaines. Objectif : établir un canal de discussions entre Washington et Kinshasa, puis obtenir que le gouvernement et les rebelles congolais (soutenus par le Rwanda de Paul Kagame et par l’Ouganda de Yoweri Museveni) parviennent à un accord.
Washington est méfiant. Le défunt Laurent-Désiré Kabila n’avait-il pas reçu, quelques années auparavant, le renfort de combattants cubains menés par Che Guevara en personne ? Malgré les réticences, la task-force se met discrètement en branle. Le 17 avril 2002, Jendayi Frazer écrit à Joseph Kabila, au nom du président Bush, qu’il faudrait mettre sur pied un gouvernement de transition incluant les mouvements rebelles. Une médiation avec le Rwandais Paul Kagame est indispensable, ajoute-t-elle. Cinq jours plus tard, Kabila donne son aval. Condie Rice, Dan Gertler et, surtout, Jendayi Frazer et Chaïm Lebovits multiplient les rendez-vous et échangent des centaines de lettres et de courriels.
Les courriers échangés entre Joseph Kabila et l’administration Bush, les 6 et 17 avril 2002.
« Dan a joué un rôle majeur en persuadant le président Kabila de prendre d’énormes risques politiques et sécuritaires afin de parvenir à un accord de paix global, qui a finalement permis au gouvernement de transition d’organiser des élections démocratiques et équitables, ce qui était historique pour la RDC », explique Lebovits. Le quatuor finit par proposer un plan prévoyant l’instauration d’un gouvernement de transition comportant trois postes de vice-président, attribués à l’opposition politique, au Mouvement de libération du Congo (de Jean-Pierre Bemba) et au Rassemblement congolais pour la démocratie (d’Ernest Wamba dia Wamba). Paul Kagame acquiesce. « Il pensait que Kabila ne suivrait pas », suppose un acteur de l’époque. En réalité, le Congolais accepte, à une condition : qu’il y ait un quatrième vice-président, issu de son camp.
Sun City
Joseph Kabila se protège. Seul au sommet de l’État, il craint en effet d’être assassiné. Avec un de ses lieutenants vice-président, il pense gagner une relative sécurité. De retour à Kigali, Gertler et Lebovits présentent la dernière mouture du projet au président Kagame. Ce dernier tergiverse, refuse, mais, sous la pression américaine, finit par se résigner. À la mi-juillet 2002, le principe d’un gouvernement « 1+4 » est acquis. Le 17 décembre, le gouvernement et les belligérants signent un accord de sortie de crise. Le 2 avril 2003, les accords de paix sont signés à Sun City, sur les terres du président sud-africain Thabo Mbeki, présent pour l’occasion.
Cette histoire méconnue fait la fierté de Dan Gertler. « C’est la raison pour laquelle il est devenu si puissant en RDC », reconnaît l’un de ses proches. « Les accords de Sun City ont fait de Kabila et moi plus que des frères », résume Gertler. Du diamant au cobalt en passant par le cuivre et le pétrole, il devient le businessman en chef du pays, par qui et chez qui l’argent coule à flots. Trop, peut-être. Alors qu’il est au firmament, le prince du diamant ne se doute aucunement que l’Amérique, qui a contribué à sa fortune, finira par se retourner contre lui.