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Algérie – Raffinerie Augusta : le fiasco annoncé tourne à la bonne affaire

L’achat par Sonatrach, en 2018, de l’usine italienne de raffinage avait soulevé un tollé et des accusations qui valent aujourd’hui à l’ancienne direction de la compagnie des poursuites judiciaires. Deux ans et demi plus tard, Augusta réalise des centaines de millions de dollars de bénéfices et offre des opportunités de business en Europe.

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Mis à jour le 11 juillet 2022 à 17:26

La raffinerie Augusta dans le sud de l’Italie. © DR

Tas de ferrailles, gouffre financier, fiasco économique, millions détournés, choix stratégique désastreux… À peine le PDG de Sonatrach, Abdelmoumen Ould Kaddour, annonce-t-il en décembre 2018 l’acquisition, auprès de l’américain ExxonMobil, de la raffinerie de pétrole Augusta dans le sud de l’Italie, que le projet est promis à l’échec et son promoteur cloué au pilori.

Les critiques, les reproches ainsi que les soupçons des médias, des experts et autres spécialistes deviennent des sentences définitives lorsque la justice décide d’ouvrir une enquête sur « les tenants et les aboutissants de ce dossier ». La cause est entendue, surtout quand Abdelmoumen Ould Kaddour est extradé des Émirats arabes unis en août 2021, incarcéré à la prison de Koléa et poursuivi pour divers chefs d’inculpations, notamment dans le cadre de cette acquisition.

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Pourtant, alors que l’affaire est encore en instruction au tribunal d’Alger, les six premiers mois d’activité de la raffinerie en 2022 affichent des bénéfices supérieurs à 450 millions de dollars. « Sonatrach pourrait engranger plus de 800 millions de dollars de bénéfices [sur cette raffinerie] cette année, avance une source proche de ce dossier. C’est loin d’être une arnaque. Bien au contraire. »

Conjoncture difficile

Comment ce projet présenté comme stratégique a-t-il tourné au scandale, au point que la présidence de la République somme, dans une instruction datée du 8 juin 2020, la gendarmerie nationale d’ouvrir « en urgence et sous le sceau de la confidentialité », une enquête judiciaire sur cette raffinerie ?

Nommé à la tête de Sonatrach en mars 2017, Abdelmoumen Ould Kaddour élabore la stratégie « SH 2030 » qui vise à hisser le groupe pétrolier algérien, déjà premier en Afrique, parmi les cinq grandes compagnies pétrolières au monde.

Proche des décideurs de l’époque, le boss de Sonatrach a carte blanche pour mener son projet qui passe notamment par le développement des filières exploration, production et transport. Ce projet est d’autant plus bénéfique que l’Algérie traverse en cette année 2017 une conjoncture économique et financière très difficile.

Chute des cours des hydrocarbures qui assurent 96 % de revenus en devises du pays, réserves de change qui fondent comme neige au soleil, déficit abyssal de la balance commerciale, explosion de la facture des importations à 50 milliards de dollars : l’ex-Premier ministre Ahmed Ouyahia, aujourd’hui en prison, évoque un « État en faillite ».

Outre la planche à billets qui tourne à plein régime, il faut faire des économies sur les importations là où c’est possible. Paradoxalement, il y a des économies à réaliser dans le secteur si profitable des hydrocarbures.

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C’est que l’Algérie importe chaque année pour 1,6 milliard de dollars de carburant raffiné. Avec la hausse exponentielle de la consommation interne, la facture pourrait tripler à l’horizon 2025. Pour la réduire, plusieurs options se présentent : construire de nouvelles raffineries, rénover les anciennes ou en acquérir à l’étranger.

Monter une nouvelle raffinerie coûte en moyenne 3 milliards de dollars, le double de la somme nécessaire pour en acquérir une ancienne. Et il y a alors fort à parier, vu la rapidité avec laquelle sont généralement exécutés les projets d’envergure en Algérie, que la mise en service d’une nouvelle raffinerie prendrait des années.

Autorisation de Ouyahia

La commission ad hoc mise en place par Sonatrach en août 2017 préconise donc d’acquérir des raffineries déjà existantes, de préférence autour du bassin méditerranéen. Trois opportunités se présentent. La première est la raffinerie de Sarroch (de l’italien Saras), en Sardaigne. Mais à 2,4 milliards de dollars, le prix est jugé trop élevé. La seconde est celle d’ISAB (du russe Lukoil), en Sicile, pour 2,3 milliards de dollars. Même problème.

La troisième est cette raffinerie à Augusta (en Sicile), détenue par Esso Italiana, la filiale italienne de l’américain ExxonMobil. Située dans le sud-est de l’Italie sur une superficie de 300 hectares, elle comprend la raffinerie, trois terminaux pétroliers à Augusta, Naples et Palerme, ainsi que des systèmes d’oléoducs associés et une capacité de raffinage de 10 millions de tonnes par an. Prix d’entrée avant négociation : 766 millions de dollars.

Le 1er février 2018, le PDG de Sonatrach demande par écrit au Premier ministre Ahmed Ouyahia l’autorisation d’engager une offre non engageante auprès d’ExxonMobil afin d’entamer des discussions.

Le jour même, le Premier ministre émet un avis favorable dans une note classée « confidentiel » et dont il adresse une copie à la présidence de la République. Le 13 février, le Conseil d’administration de Sonatrach, où siègent des représentants de la présidence, des ministères de l’Énergie et des Finances, de la Direction des impôts et de la Banque d’Algérie, valide l’offre de la compagnie.

Commence la deuxième phase du processus. Sonatrach sollicite alors une banque internationale de renom avec laquelle elle fait affaire depuis plus d’une décennie pour l’accompagner dans ce projet. La banque engage un cabinet d’avocat italien pour les aspects juridiques, une équipe de techniciens pour inspecter la raffinerie, ainsi qu’un cabinet d’experts international pour les études techniques. Après cette série d’études, la banque préconise l’acquisition de la raffinerie.

En mars 2018, le Conseil des ministres valide le projet et donne le feu vert pour une offre engageante, en mai, de la raffinerie à hauteur de 744 millions de dollars.

À ce coût, s’ajoutent 820 millions de dollars de pétrole brut et de produits en stock dans les terminaux de la raffinerie, une somme que Sonatrach récupérera plus tard en écoulant ces produits, ainsi qu’un crédit TVA de 285 millions de dollars que la compagnie récupérera là encore dans les mois qui suivront l’achat. Les virements sont validés et effectués par la BEA (Banque extérieure d’Algérie).

Déficit comblé

« Nous sommes un pays producteur de pétrole mais nous devons importer jusqu’à 2 milliards de dollars par an de produits raffinés, affirme alors le PDG de Sonatrach. Il faut mettre fin à ce paradoxe. » Le 1er décembre 2018, la raffinerie Augusta devient la propriété de Sonatrach qui crée une filiale dénommée Sonatrach Raffineria Italiana.

Elle permettra au groupe pétrolier de combler son déficit local en gasoil et en essence et de vendre sur les marchés internationaux les produits en excès. Le groupe renforce aussi sa capacité de stockage d’un volume équivalent à une autonomie supplémentaire de trois jours de consommation en gasoil et de trois jours de consommation en essence.

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Las ! Arnaque, commissions douteuses et mirobolantes, prix exorbitant : les critiques fusent avant même que Sonatrach ne prenne officiellement possession des installations et ne récupère les actifs, dont ces 820 millions de dollars de pétrole et de produits en stock. Le patron de Sonatrach, Abdelmoumen Ould Kaddour, n’a pas eu le temps de faire la démonstration du bien-fondé de son acquisition et de démentir les soupçons qui l’ont accompagnée.

Le 23 avril 2019, il est limogé de ses fonctions dans la foulée du Hirak qui a balayé le régime du président Bouteflika. Il est remplacé par Kamel Eddine Chikhi. Avant même le départ de Ould Kaddour, la trésorerie de la raffinerie était déjà en difficulté, en raison notamment de la chute des cours du pétrole.

Pour faire face, la nouvelle direction de Sonatrach sollicite un crédit de 100 millions de dollars. Ce prêt est d’autant plus bienvenu que la pandémie de Covid-19, la fermeture des frontières maritimes, ainsi que la dégringolade des cours frappent Augusta de plein fouet.

Alertée sur la situation de la raffinerie, à propos de soupçons d’un contrat défavorable pour Sonatrach et au profit d’Exxon Mobil, la présidence ordonne à la gendarmerie d’ouvrir une enquête dans le sillage de la campagne « mains propres » engagée depuis le printemps 2019.

Une procédure bâclée ?

Plusieurs responsables de Sonatrach, dont Ahmed El-Hachemi Mazighi qui a piloté le projet autour de l’achat d’Augusta, sont alors auditionnés par les gendarmes entre le 9 et le 30 juin 2020. Une source proche du dossier évoque une enquête bâclée, des auditions superficielles et un manque d’expertise des enquêteurs sur les questions liées aux projets des hydrocarbures. En somme, une instruction menée au pas de charge.

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Le 2 juillet, Ahmed El-Hachemi Mazighi est placé en détention provisoire pour dilapidation des deniers publics, abus de fonction et octroi de privilèges indus. Installé en France, l’ex-PDG de Sonatrach est poursuivi pour les mêmes chefs d’accusation dans la même affaire. De passage à Dubaï aux Émirats arabes unis, il est arrêté en mars 2021 et extradé en août 2021. Auditionné plusieurs fois sur le fond, Abdelmoumen Ould Kaddour continue de clamer son innocence et de justifier la décision qu’il a prise pour l’acquisition de la raffinerie.

Après un deuxième exercice 2020 plutôt difficile en raison de la pandémie, Augusta s’avère un très bon investissement de l’avis même des dirigeants de Sonatrach. En 2021, la raffinerie a engrangé 355 millions de dollars de bénéfices, soit quasiment la moitié de son prix d’achat. L’amortissement était initialement prévu en 2027.

L’année en cours devrait se terminer avec un bilan positif qui dépasse le prix d’acquisition en 2018, en grande partie du fait de l’explosion du prix du baril. « Aujourd’hui, on importe pour 600 millions de dollars de carburant raffiné contre 1,6 milliard de dollars au moment de son achat, affirme un expert qui travaille auprès du groupe. On a donc économisé 1 milliard de dollars grâce à cet investissement. » Si l’on en croit ces chiffres, le projet devrait donc, non seulement être amorti quatre ans avant la date prévue, mais être nettement bénéficiaire à la fin de 2023.

À l’aune du partenariat stratégique entre l’Algérie et l’Italie, dans le contexte de la guerre en Ukraine et des recherches d’alternatives aux hydrocarbures russes, la raffinerie Augusta s’avère in fine comme une acquisition opportune.

Vice-président responsable de la stratégie de la planification et économie Sonatrach, Rachid Zerdani résumait ainsi la situation en janvier 2022 sur les ondes de Radio Algérie : la raffinerie Augusta offre à Sonatrach des « opportunités de commercialisation et de trading » en Europe très intéressantes.