En Espagne, la tension est toujours palpable plus d’une semaine après les incidents survenus le 24 juin à Melilla, au cours desquels plusieurs milliers de migrants subsahariens, pour la plupart d’origine soudanaise, ont tenté de forcer la clôture afin de pénétrer dans l’enclave espagnole. Des heurts durant lesquels 37 d’entre eux ont trouvé la mort.
Le 26 juin, plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées sur la place de Callao, à Madrid. Allongées par terre, serrées les unes contre les autres, elles ont mimé la manière dont les migrants ont été traités, cloués au sol et entourés par la police anti-émeute marocaine.
Les manifestants ont aussi mis en cause les autorités espagnoles, qu’ils accusent d’être complice du drame. Le président du gouvernement espagnol, Pedro Sánchez, a en effet affirmé que les autorités marocaines avaient réalisé un « travail extraordinaire » dans la gestion des frontières de l’enclave.
Les événements tragiques de Melilla interviennent au moment où la classe politique espagnole est fortement divisée sur la ligne à adopter à l’égard du royaume chérifien. À la fin du mois de mars, opérant un revirement sur la question du Sahara occidental, Madrid a reconnu que le plan d’autonomie marocain constituait « la base la plus sérieuse, la plus réaliste et la plus crédible en vue de la résolution du différend ».
Si le gouvernement de Pedro Sánchez fait face à une défiance généralisée s’agissant de sa gestion de ses relations avec le royaume, l’apparent front commun des partis d’opposition masque des orientations bien différentes.
La « carta »
À l’origine de ce désaccord : l’opacité du cadre dans lequel Madrid et Rabat ont négocié et qui a abouti à leur réconciliation.
Tout commence lorsque l’Agence marocaine de presse (MAP) fait état d’une lettre personnelle que Pedro Sánchez a envoyée au roi Mohammed VI, le 14 mars 2022 – la fameuse « carta » qui agite toute la classe politique espagnole.
Si cette lettre a fait couler beaucoup d’encre, c’est principalement parce que son format a été jugé inadapté au traitement d’un contentieux diplomatique. D’autant que les tractations internes qui ont conduit à cette nouvelle position de la partie espagnole n’ont impliqué qu’une poignée d’acteurs, et qu’elles ont été gardées secrètes jusqu’au bout. Ainsi, de nombreux ministres, dont ceux de Podemos, le principal parti allié de la coalition gouvernementale, traditionnellement hostile à la souveraineté marocaine sur le Sahara, ont appris la nouvelle par voie de presse.
Depuis, cette formation de gauche radicale mène la vie dure à Pedro Sánchez. Après avoir comparé sa politique étrangère à celle de Donald Trump, elle a voté, le 7 avril, un texte à portée symbolique, réclamant que la question du Sahara soit réglée par le biais d’un référendum sous l’égide de l’ONU. Elle a aussi plaidé en faveur d’un cadre de « dialogue et de négociation entre les deux parties ».
Double discours du PP
Sans surprise, les récentes déclarations du dirigeant espagnol sur le drame de Melilla ont détérioré les relations entre le PSOE (le parti de Pedro Sánchez) et Podemos. Après avoir demandé que l’Union européenne diligente « immédiatement » une enquête « indépendante », plusieurs cadres du parti ont multiplié les attaques verbales à l’encontre du gouvernement. La maire de Barcelone, Ada Colau, élue avec le soutien de Podemos, a ainsi qualifié les propos de Sánchez de « honteux » et a dénoncé un « manque d’empathie envers les victimes ».
Si bien que, le 29 juin, le chef du gouvernement a amorcé un timide rétropédalage, en affirmant qu’avant de faire ses premières déclarations il n’avait pas encore visionné les images du drame de Melilla.
De son côté, le Parti Populaire (PP, centre droit), principale force d’opposition, est lui aussi monté au créneau. Furieux de ne pas avoir été a minima consulté sur la décision du Sahara, ses députés ont participé, le 7 avril, au vote de défiance aux côtés de Podemos et des élus indépendantistes.
« Le Parti populaire aurait dû, en tant que principal parti d’opposition, être consulté, tout comme les partenaires du gouvernement », peste un ancien cadre du PP, qui ajoute qu’ « en menant une politique du fait accompli, Sánchez pensait que la polémique se noierait dans le contexte de la guerre en Ukraine et des problèmes [liés aux importations] de gaz, ce qui s’est révélé être un très mauvais calcul. »
Le PP doit néanmoins faire face à ses propres contradictions. Car si son nouveau président, Alberto Núñez Feijóo, continue, de concert avec les porte-voix du mouvement, de dénoncer la manière dont les négociations se sont déroulées, tous se gardent bien de mettre en cause le Maroc. Et pour cause : plusieurs sources au sein du parti ont déclaré anonymement dans la presse espagnole n’avoir en réalité pas grand chose à redire à la décision du gouvernement.
La rencontre Feijóo-« Ajanuch »
Alors qu’en 2016 le parti défendait, dans son programme électoral, la « libre-détermination du peuple sahraoui », cette référence a été effacée lors de la campagne des élections générales de 2019.
La ligne du PP est donc claire : attaquer la forme et non le fond, ce qui lui permet de continuer à s’opposer au gouvernement sans se mettre à dos le Maroc, dans l’éventualité où le parti remporterait les prochaines élections et serait appelé à gouverner.
« Nous subissons encore les conséquences de cette décision [sur le Sahara], et les concessions [qu’il faudra faire] pour normaliser nos relations avec l’Algérie seront énormes. Il aurait fallu informer le Polisario et l’Algérie, établir une navette diplomatique intensive entre Madrid et Alger, et la réaction algérienne aurait alors été différente », poursuit la même source.
Cette « culture de l’entrechat » a trouvé une illustration lors du congrès organisé par le Parti populaire européen (PPE), le groupe politique qui rassemble les grands partis de la droite et du centre au Parlement européen, à Rotterdam, le 31 mai.
À cette occasion, le président du PP, Alberto Núñez Feijóo, a pu rencontrer le chef du gouvernement marocain, Aziz Akhannouch. Portant à cette occasion la casquette de président du Rassemblement national des indépendants (RNI), « Ajanuch », comme l’appellent les médias ibériques, a évoqué la question du Sahara avec son homologue espagnol, comme il l’avait déjà fait l’an dernier avec l’ancien leader du parti, Pablo Casado. Face à la presse, le nouveau chef du PP a réitéré ses critiques sur le mode opératoire du gouvernement espagnol, tout en se livrant à une déclaration de « loyauté » à l’égard du Maroc.
Ceuta et Melilla dans l’Otan ?
Invité à donner son avis sur la nouvelle ligne de Madrid s’agissant du Sahara occidental, Alberto Núñez Feijóo a botté en touche. « Je ne peux avoir de position tant que je ne sais pas exactement ce sur quoi mon pays s’est engagé », a-t-il déclaré, faisant allusion à l’opacité du cadre des négociations menées par l’exécutif.
En creux, c’est la question du statut des présides espagnols de Ceuta et Melilla qui est en jeu, certains craignant que les deux enclaves ne fassent l’objet d’une prochaine négociation, tout aussi peu transparente, entre le Maroc et l’Espagne.
Lors du sommet de l’Otan qui s’est tenu à Madrid du 28 au 30 juin, Pedro Sánchez et son entourage ont insisté auprès de Jens Stoltenberg, le secrétaire général de l’organisation, pour que les enclaves espagnoles soient inclues dans le champ d’action de l’Otan.
Or les territoires qui en font partie sont l’Amérique du Nord, l’Europe, la Turquie et les îles situées au nord du tropique du Cancer, faisant ainsi de Ceuta et Melilla des zones grises.
Sans obtenir une déclaration formelle portant sur la délimitation géographique de l’organisation transatlantique, l’Espagne est tout de même parvenue, à l’issue du sommet, à ce que soit mentionnée la « détermination [de l’Otan] à défendre chaque centimètre du territoire allié, et à préserver la souveraineté et l’intégrité territoriale de tous les alliés ». Les deux enclaves n’ont cependant pas été explicitement citées.
Par ailleurs, et contrairement à Podemos qui multiplie les critiques acerbes à l’encontre des États-Unis et de l’Otan, le PP est partisan d’une ligne atlantiste. Il n’aurait donc rien à gagner à contrarier la position américaine, au moment où il vient de remporter pour la première fois la majorité absolue lors des élections au Parlement d’Andalousie, région historiquement ancrée à gauche. Ce scrutin fait du parti jadis dirigé par Mariano Rajoy le favori des prochaines élections générales, prévues en 2023.