De fébrilité, il laisse tomber l’enveloppe en plastique contenant son budget. « 66 000 dinars [431 euros] le billet d’avion Tunisair ! Trop cher. Il faut faire une croix encore cette année sur les vacances », peste Fouad, 46 ans, père de trois enfants rencontré devant l’agence touristique OK Voyage, à Dely Brahim, dans la wilaya d’Alger.
Avec un revenu familial qui n’excède pas 100 000 dinars (653 euros) par mois, ce père de trois enfants, cadre d’une agence d’assurances, ne peut pas se permettre de débourser 330 000 dinars rien que pour l’achat des billets d’avion.
Habituellement, il optait pour le voyage en bus. Le trajet au prix de 6 000 dinars (39 euros) la place lui laissait une marge confortable pour payer les frais de séjour.
Prix rédhibitoires
Mais cette année encore, les frontières terrestres entre les deux pays restent fermées en dépit de l’amélioration de la situation sanitaire : l’Algérie dénombre de zéro à dix personnes contaminées par jour depuis plusieurs semaines. En plein pic de la pandémie, les liaisons aériennes et maritimes avaient, elles, repris dès le 1er juin 2021 sur décision du Haut Conseil de sécurité algérien.
Mais le prix du billet pratiqué par Air Algérie, bien que moins élevé que celui de Tunisair, reste aussi inaccessible pour de nombreuses bourses. Entre 45 000 et 48 000 dinars en classe économique, à ajouter aux 8 000 dinars de frais de test PCR. En août, les prix du billet d’un aller-retour Alger-Tunis dépasseront, selon les prévisions de la compagnie aérienne nationale, les 60 000 dinars.
« Même avant la pandémie de coronavirus, la voie terrestre représentait la principale porte d’entrée des touristes algériens en Tunisie avec 93 % des passages », confie un fonctionnaire du ministère du Tourisme.
De son côté, avec les frontières terrestres maintenues fermées, la Tunisie perd la manne des 3,8 millions d’Algériens qu’elle accueillait annuellement sur son sol pour des soins médicaux ou des séjours touristiques. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : à la mi-mai 2022, seuls 36 000 Algériens s’étaient rendus en Tunisie, contre 400 000 avant la pandémie de Covid-19 à la même période. Et la saison estivale ne promet pas de meilleures performances.
Au-delà de la cherté des billets d’avions, la flotte de la compagnie aérienne tunisienne consacrée aux échanges avec l’Algérie ne peut pas, selon notre source, absorber le marché de la saison estivale. « Idem pour Air Algérie, qui ne prévoit par exemple que sept vols par semaine Oran-Tunis. »
Dès le printemps, les représentants du tourisme tunisien ont multiplié les appels à la réouverture des frontières terrestres entre les deux pays. Des manifestations ont eu lieu à Nafta, dans le sud-ouest de la Tunisie, pour protester contre cette fermeture.
Tensions politiques ?
Côté algérien, les agences de voyages redoutent aussi des pertes sèches. « Qu’est-ce qui motive le maintien des frontières terrestres closes entre les deux pays en dépit du déclin du taux de contamination des deux côtés des frontières ? », s’interroge le directeur de l’agence touristique de quartier huppé algérois de Sidi Yahia qui peine à écouler ses packs de voyages organisés en Tunisie via transport aérien.
Officiellement, aucune anicroche entre les deux pays, qui se prévalent « d’une relation distinguée et historique ». Une position réitérée le 10 juin, à l’occasion de la visite du ministre algérien des Affaires étrangères Ramtane Lamamra en Tunisie, porteur d’un message de la part du chef de l’État algérien Abdelmadjid Tebboune au président Kaïs Saïed réaffirmant sa volonté « de raffermir davantage les relations privilégiées de fraternité ».
Avec un message particulier pour rattraper le tacle d’Abdelmadjid Tebboune lors d’un point de presse le 26 mai au terme de sa rencontre en tête-à-tête avec son homologue italien, Sergio Mattarella. Le président algérien avait déclaré ce jour-là qu’il était « prêt à aider la Tunisie à sortir de la situation difficile dans laquelle elle a sombré et à retourner à la voie démocratique, tout autant que la Libye voisine ».
Une déclaration qui contraste avec la position traditionnelle jusque-là bienveillante pour le président Kaïs Saïed et que s’est empressé de corriger le chef de la diplomatie algérienne quinze jours plus tard, lors de sa visite en Tunisie. « L’Algérie tient à la stabilité et au principe de non-ingérence dans les affaires internes de la Tunisie et au respect du choix de ses dirigeants et la confiance en leur capacité de servir au mieux les intérêts du pays dans la prochaine étape », a soutenu Ramtane Lamamra. Sur le plan bilatéral, les signes de divergence se sont pourtant accumulés ces derniers mois.
Sur le dossier libyen en premier lieu. Au moment ou la Tunisie plaide pour un règlement libyo-libyen, dans le cadre d’une stricte neutralité entre les factions libyennes, l’Algérie a choisi d’appuyer le camp du Gouvernement d’union nationale (GNA). Sur le plan des échanges économiques, la Tunisie craint qu’en raison du retard de paiement de ses factures, l’Algérie cesse de lui fournir le gaz naturel en quantité nécessaire pour faire tourner ses centrales électriques.
Mais là encore, l’Algérie a rassuré son voisin à travers le ministre de l’Énergie Mohamed Arkab, qui a certifié, en marge de la réunion de la commission mixte algéro-tunisienne de coopération énergétique, le 31 mai, que les « autorités algériennes répondront favorablement aux besoins énergétiques de la Tunisie pour lui permettre de passer la saison estivale dans les meilleures conditions ». Une déclaration bienvenue, alors que le thermomètre atteindra les 40°C à Tunis le 1er juillet. « Tout a été aplani avec la Tunisie, rassure un haut fonctionnaire du ministère algérien des Affaires étrangères. Même les soupçons de vouloir emboiter le pas au Maroc dans la normalisation avec Israël. Alors que la Tunisie participe aux exercices militaires African Lion 2022 pilotés par le Maroc et les États-Unis du 20 au 30 juin avec la participation d’Israël, « la défense tunisienne a précisé dans un communiqué que les exercices prévus en Tunisie seront exclusivement menés par les militaires américains et tunisiens. »
« Une question de temps »
Selon ce haut fonctionnaire, après l’ouverture des frontières aériennes et maritimes en 2021 et l’annonce le 28 juin de la réouverture des frontières terrestres avec la Tunisie pour les marchandises, suivra inévitablement l’ouverture des frontières pour les personnes.
« C’est une question de temps même si aucune date n’est avancée. Il ne faut en aucun cas assimiler ce retard à une sanction ou à un signe de mésentente entre les deux pays », se défend la même source. En attendant, le statu quo n’arrange pas les autorités tunisiennes, mais semble, en revanche, favorable à l’économie algérienne.
C’est que le ministère du Tourisme a lancé depuis plusieurs mois une stratégie pour réorienter les touristes algériens vers des destinations locales, au détriment de la Tunisie, à travers le renforcement des capacités d’accueil et l’amélioration de la qualité des prestations des hôtels, ainsi que l’adoption de la formule « location chez l’habitant ».
Le maintien de la fermeture de la frontière terrestre pour les personnes permet, en outre, de ne pas puiser dans les réserves de change du pays. Les allocations touristiques d’environ 80 euros versées aux quelque 3 millions de touristes algériens qui se rendent chaque année en Tunisie restent, pour l’heure, dans les caisses de l’État.