Vendredi 24 juin, à l’aube, environ 1 500 migrants originaires d’Afrique subsaharienne ont essayé de pénétrer dans l’enclave espagnole de Melilla, dans le nord-est du Maroc. L’ampleur de la tentative, ainsi que son caractère organisé ont pris de court la totalité des acteurs censés assurer la gestion des frontières.
C’est au poste-frontière de Barrio Chino, au sud de la clôture, connu pour être l’un des plus aisément franchissables, que les premiers heurts ont éclaté au petit matin entre les forces de l’ordre marocaines (policiers anti-émeute et garde-frontières) et les migrants. Au mois de janvier 2018, le Maroc avait déjà fermé ce point de passage à la suite d’une bousculade qui avait fait un mort et plusieurs blessés.
Le bilan de la journée du 24 juin est lourd : selon les autorités marocaines, 23 migrants ont trouvé la mort et 76 ont été blessés, alors que 130 d’entre eux auraient réussi à franchir la frontière. Du côté des forces de l’ordre marocaines, 140 blessés sont à déplorer.
Les autorités de la province de Nador affirment dans un communiqué que les victimes ont trouvé la mort « dans des bousculades et en tombant de la clôture », longue d’environ 12 kilomètres, haute de 6 mètres et surmontée de barbelés. L’Association marocaine des droits humains réclame l’ouverture d’une enquête judiciaire et l’identification et l’autopsie des corps.
Par ailleurs, 65 migrants sont actuellement poursuivis par le royaume, dont 37 pour « entrée illégale sur le sol marocain », « violence contre agents de la force publique », « attroupement armé » et « refus d’obtempérer », selon leur avocat Khalid Ameza ; 28 autres sont jugés pour « participation à une bande criminelle en vue d’organiser et de faciliter l’immigration clandestine à l’étranger ».
« Du jamais vu »
Ce 24 juin, certains de ces désespérés sont venus munis de crochets et de vis aux chaussures afin de mieux s’agripper au grillage séparant les deux territoires. D’ordinaire interdits à la vente aux migrants dans la région, ces outils de fortune s’acquièrent par des moyens détournés, comme l’explique Mohamed, un jeune Malien rencontré sur la corniche de Melilla : « Nous demandons à des Marocains d’en acheter pour nous, moyennant une rétribution. »
Bousculée et surprise au départ, la police marocaine est parvenue, dans un deuxième temps, à reprendre le contrôle de la situation en tentant de repousser la foule de façon pour le moins musclée. Si les premiers chiffres faisaient état d’au moins 2 000 individus arrivés en même temps au Barrio Chino, les estimations ont été revues à la baisse. Plusieurs organismes, dont le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), avancent une fourchette allant de 1 200 à 1 500 personnes, basée sur les témoignages qu’ils ont pu recueillir.
Le HCR évoque également un « niveau de violence jamais vu, lié au niveau de précarité et de désespoir des populations concernées », et donne une première composition sociologique de la marée humaine qui a déferlé à la frontière hispano-marocaine. Il s’agirait d’un mélange de demandeurs d’asile, de réfugiés et de migrants « économiques ».
Opérations de ratissage
Comment en est-on arrivé à un tel drame ? Lorsqu’ils n’essaient pas de franchir la frontière, une grande partie des migrants tentés par la traversée survit au sud-ouest de Melilla, dans une aire géographique accidentée qui s’étend du massif de Gourougou à la forêt d’Ikebpouzene.
Plusieurs sources locales affirment que les autorités marocaines ont, ces dernières semaines, passé la zone au crible et procédé à des démantèlements forcés de camps informels de migrants, ainsi qu’à des arrestations. Des opérations qui ont donné lieu à plusieurs affrontements au cours desquels des policiers anti-émeute marocains ont été blessés.
Et qui ont pu précipiter la décision de certains migrants de forcer le passage de la frontière, un engrenage observé avec inquiétude par les associations locales. Mohamed explique : « Cette descente n’était pas prévue pour le 24, mais pour la Tabaski [Aïd el-Adha, qui aura lieu du 9 au 11 juillet]. À cette date, les migrants se disent que les garde-frontières marocains seront moins à l’affût. »
Parmi les jeunes Subsahariens que nous avons pu rencontrer du côté espagnol, tous s’accordent sur le fait que l’écrasante majorité des individus qui composaient la foule du 24 juin étaient des Soudanais – plus précisément du Darfour –, dont les demandes d’asile ont été enregistrées au bureau d’Oujda.
Une dominante communautaire qu’Ahmed, un jeune Soudanais croisé dans les rues de l’enclave espagnole, explique par une « affinité culturelle et linguistique » entre ceux qui préparent leur long et dangereux périple. « Les Soudanais travaillent étroitement avec les Tchadiens, car ils ont l’arabe en commun. » Une tendance que confirme Mohamed, qui affirme « préparer ses traversées avec des Sénégalais ou des Burkinabè, car le fait de parler français facilite les choses ».
Stationnés devant la porte du Centro de Estancia Temporal de Inmigrantes (CETI) de Melilla, Saddiq, un Soudanais de 25 ans, explique que « les migrants du 24 juin sont actuellement en quarantaine dans le centre, pour une semaine. Ils devraient sortir normalement vendredi prochain ».
Réactions immédiates
Les réactions au drame ne se sont pas fait attendre. Le jour même, Pedro Sanchez, le chef du gouvernement espagnol, a souligné la nécessité de « prendre conscience que le Maroc souffre également du problème de la pression migratoire due à l’arrivée de citoyens d’autres pays africains, notamment d’une région très instable comme le Sahel ».
Face à cette première tentative d’entrée massive depuis la normalisation des relations entre Madrid et Rabat, Pedro Sanchez a dénoncé un « assaut violent » fomenté par des « mafias qui font du trafic d’êtres humains ».
L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et le HCR ont publié un communiqué exprimant leur « tristesse et leurs plus vives inquiétudes concernant les vies perdues et le nombre de blessés lors de la tentative de passage de la clôture entre Nador au Maroc et Melilla en Espagne ce vendredi matin ».
Le chef de la Commission de l’Union africaine (UA), Moussa Faki, a dénoncé un « traitement violent et dégradant de migrants africains » et réclamé une enquête. De son côté, le Conseil national des droits de l’homme (CNDH) du Maroc a annoncé aujourd’hui l’ouverture d’une mission d’information sur le drame du 24 juin.
Le matin du dimanche 26 juin, c’était au tour de l’enclave de Ceuta d’être ciblée par une tentative de même nature. La police de Tétouan a ainsi empêché un groupe d’individus d’escalader la clôture qui sépare la ville marocaine de sa voisine espagnole.
Silence marocain
Du côté de la classe politique marocaine, l’heure est en tout cas à l’unité nationale, tous partis confondus. Sollicitées par JA, les autorités marocaines n’ont pas souhaité faire de commentaire.
Lors d’une rencontre au ministère des Affaires étrangères avec divers ambassadeurs de pays d’Afrique subsaharienne venus réclamer des explications le 27 juin, Khalid Zerouali, wali directeur de la Migration et de la surveillance des frontières au ministère de l’Intérieur, a évoqué « des actions criminelles des réseaux de trafic » et des « assauts planifiés de façon quasi-militaire, avec des assaillants aux profils de miliciens et d’anciens militaires issus de pays déstabilisés par la guerre et les conflits ».
En interne, on espère surtout pouvoir tourner la page le plus rapidement possible, tout en affirmant prendre les dispositions pour que ce genre d’incidents ne se reproduise plus. Fermées en mars 2020 pour endiguer la pandémie de Covid-19, les frontières entre le Maroc et les présides espagnols de Ceuta et Melilla ont été rouvertes le 16 mai 2022.