Politique

Rwanda : entre Francophonie et Commonwealth, retour sur une relation complexe

Alors que se tient à Kigali la réunion des chefs d’État et de gouvernement du Commonwealth, la Rwandaise Louise Mushikiwabo revient sur les liens compliqués entre l’OIF, qu’elle dirige, et son pendant anglo-saxon.

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Mis à jour le 24 juin 2022 à 18:14

Louise Mushikiwabo, secrétaire générale de l’Organisation internationale de la francophonie. © OIF

Cette semaine, à Kigali, une simple photo suffit à décrire l’importance symbolique de l’événement. Alignés, de gauche à droite, la première dame rwandaise, Jeannette Kagame, le prince de Galles, Charles – fils aîné de la reine Élisabeth II et prétendant au trône –, le président rwandais Paul Kagame et la duchesse de Cornouailles, Camilla Parker Bowles, seconde épouse du prince.

Après deux reports successifs depuis 2020, pour cause de pandémie, cette fois-ci est la bonne. Le sommet du Commonwealth se tient à Kigali depuis le 20 juin, et il culminera le 25 juin avec le sommet des chefs d’État et de gouvernement. Le contexte s’annonçait pourtant défavorable. Car, au cours des derniers jours, le Rwanda s’est retrouvé sous le feu croisé d’une double polémique de nature à entacher l’événement.

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D’un côté, l‘accord atypique conclu avec le Royaume-Uni en matière d’hébergement – rémunéré – de migrants refoulés car considérés comme entrés illégalement sur le territoire britannique. De l’autre, le regain de tension dans l’est de la RDC, à la suite de l’offensive dans le Kivu du M23, un mouvement rebelle pourtant en sommeil depuis une dizaine d’années. Au Congo, on voit la main de Kigali derrière cet énième rebondissement du conflit, ancien, qui sévit dans l’est du pays. Déjà, la relation entre Félix Tshisekedi et son homologue Paul Kagame semble en avoir largement pâti, en un temps record, après un réchauffement diplomatique que l’on voulait croire durable.

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Louise Mushikiwabo, la secrétaire générale de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), n’est pas directement concernée par ce tumulte. Mais, après avoir conduit la diplomatie rwandaise entre décembre 2009 et sa nomination à la tête de la Francophonie, en octobre 2018, elle connaît bien ces différents dossiers.

Lorsqu’elle est nommée à la tête du ministère rwandais des Affaires étrangères et de la Coopération, le 1er décembre 2009, le Rwanda vient d’adhérer au Commonwealth un mois plus tôt. Et l’avant-veille de sa nomination, le Rwanda et la France ont annoncé officiellement la reprise de leurs relations diplomatiques, après trois années de rupture.

Claver Gatete, à l’époque ambassadeur à Londres (et aujourd’hui à New York) est l’un des artisans de ce rapprochement. Depuis 1970, le « pays des mille collines » adhère à l’OIF. Qualifié abusivement de « francophone », le Rwanda se compose d’un patchwork de langues du fait de son histoire tumultueuse, lors de laquelle de nombreux réfugiés ont dû se retrancher dans les pays de la sous-région, mais aussi en Afrique occidentale, en Amérique du Nord, en Europe… Si le kinyarwanda sert de ciment linguistique à l’ensemble de la population rwandaise, le français et l’anglais cohabitent, même si ce dernier idiome a pris l’ascendant en tant que langue étrangère véhiculaire.

« D’abord un pays rwandophone »

« Après 1994, le Rwanda s’est tourné vers l’Est, rappelle Louise Mushikiwabo. La décision d’adhérer au Commonwealth a été prise en concertation avec plusieurs des pays voisins du Rwanda, comme le Kenya, la Tanzanie ou l’Ouganda. »

Pays complexe du point de vue linguistique, « le Rwanda est d’abord un pays rwandophone », rappelle la secrétaire générale de la Francophonie. Si la sphère économique a accordé progressivement une prééminence à l’anglais, « la culture et la littérature restent majoritairement francophones », précise-t-elle. Pays largement francophone mais dont le président ne parle pas le français, le Rwanda est un cas à part dans la cartographie binaire des ex-puissances coloniales. Pour corser la sauce, le swahili, langue véhiculaire très, très présente en Afrique de l’Est, est devenu la quatrième langue officielle du pays.

Le Rwanda est à cheval entre ces deux Afriques linguistiques

« À cheval entre ces deux Afriques linguistiques », dit-elle, le Rwanda zigzague tant bien que mal entre ses deux parrains. Au risque de froisser l’un et l’autre, jaloux de leur influence respective sur ce terrain de soft power qu’est le continent.

Lorsque Kigali fait son entrée dans le Commonwealth, à la fin de 2009, le contexte n’est pas forcément propice. Depuis trois ans, la relation avec Paris est détestable. L’instruction judiciaire du juge Bruguière sur l’attentat du 6 avril 1994, avec son cortège d’accusations frelatées contre des dignitaires du régime de Paul Kagame, a en effet mis le feu aux poudres. En novembre 2006, le Rwanda avait rompu ses relations diplomatiques avec la France.

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L’arrivée de Nicolas Sarkozy à l’Élysée, où l’on avait alors nommé Bernard Kouchner au Quai d’Orsay, avait permis un début de normalisation. En contact avec les sherpas du nouveau chef de l’État, Jean-David Lévitte (conseiller diplomatique) et André Parant (conseiller Afrique), Louise Mushikiwabo travaillait à un rapprochement qui produira ses fruits quelques mois plus tard.

Vérifications faites, rares sont les pays qui peuvent se prévaloir de figurer, en tant que membres de plein exercice, aussi bien à l’OIF qu’au Commonwealth. Outre deux confettis insulaires dans l’océan Indien – Maurice et les Seychelles –, on n’en trouve que deux sur le continent : le Cameroun et le Rwanda. Le Togo et le Gabon devraient les rejoindre au terme du sommet.

Entre ces deux pôles linguistiques hérités de la colonisation, le Rwanda a donc fait sa vie sans trop se soucier de susceptibilités occidentales dont il n’avait que faire. « Nous avions d’excellentes relations avec les pays africains francophones, tout en étant aussi un “bébé du Commonwealth” », ironise Louise Mushikiwabo.

Pays enclavé, le Rwanda est en effet tourné vers l’Est, aussi bien pour ses approvisionnements que pour ses exportations. « Nos premiers ports, ce sont Mombasa [Kenya] et Dar es Salam [Tanzanie] », rappelle-t-elle

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Quant à la polémique sur les migrants, suite à l’accord passé avec Boris Johnson, le Rwanda assume, quelles que soient les critiques. « Nous serons toujours prêts à accueillir des personnes en détresse, c’est lié à notre histoire, assure une personnalité rwandaise, rappelant que l’affaire récente n’est pas la première. Par le passé, d’autres réfugiés africains en difficulté sont venus d’Afghanistan, d’Israël, de Libye, du Congo et du Burundi aussi. »

Bien sûr, le dédommagement versé à l’État rwandais par le Royaume-Uni peut faire jaser. Mais, selon Louise Mushikiwabo, « pour le Rwanda, ce n’est pas une question d’argent. Quand l’État rwandais le peut, il contribue à l’accueil des réfugiés. »

Déjà à la tête de l’OIF, le Rwanda s’apprête à prendre la présidence tournante du Commonwealth pour deux ans au terme du sommet du Commonwealth. Une nouvelle pierre à l’édifice du soft power rwandais, après la Francophonie.

Faire bouger les lignes de la géopolitique

« Dans une Afrique séparée accidentellement entre les francophones et les anglophones, le Rwanda montre que les effets de l’histoire coloniale ne sont pas une fatalité. En accueillant le sommet du Commonwealth pendant qu’une Rwandaise dirige l’OIF, Paul Kagame fait bouger les lignes de la  géopolitique en Afrique », assure l’universitaire rwandais Jean-Pierre Karegeye, qui enseigne aux États-Unis.

« On ne peut pas nier que la résurgence du M23 en RD-Congo et le débat qui s’ensuit viennent comme une souillure sur le sommet du Commonwealth. Toutefois le Rwanda est habitué à faire face à des situations ambivalentes et à s’en sortir, ajoute-t-il. Mais le discours de la haine et les tueries contre les Tutsi comme réponses à l’une des multiples rébellions qui poussent comme des champignons en RDC suggèrent qu’il y a des questions fondamentales, comme le statut des Rwandophones et les transformations sociales dans l’Est du Congo, ignorées par les dirigeants congolais », assure la même source.

Quant à Louise Mushikiwabo, que la neutralité liée à sa fonction dissuade de s’exprimer sur cette crise qui affecte son pays, elle concède toutefois regretter « que cette mauvaise histoire se répète ». Et d’ajouter : « Les Congolais du M23 sont de culture et de langue rwandaise. Il faudrait demander des comptes aux artisans de la Conférence de Berlin, en 1885. »