Couchés sur leur frêle cyclomoteur en position aérodynamique, les mains fermement agrippées au petit guidon, les pieds dépassant largement de l’engin qu’ils chevauchent allègrement, ils filent à toute vitesse sur une autoroute déserte, quand ils ne slaloment pas entre voitures et camions, jouant dangereusement à les doubler.
De jour comme de nuit, qu’il pleuve ou qu’il fasse une chaleur à faire fondre l’asphalte de Oued Rhiou, dans la wilaya de Relizane, ces trompe-la-mort sont là pour vivre leur passion : battre des records de vitesse et disparaître dans la nature sans laisser de trace.
Si leurs « exploits » sont parfois filmés par leurs amis, qui les suivent en voiture, eux rechignent à se mettre en avant sur les réseaux sociaux. Bienvenue dans le club fermé des passionnés de la Peugeot 103.
Né il y a une vingtaine d’années on ne sait trop comment, le « ride » ou « rallye 103 » est un « sport » assourdissant, mais surtout très dangereux, qui se pratique entre petits groupes d’initiés ou en bandes pouvant facilement atteindre la cinquantaine d’individus. Le phénomène est surtout répandu dans des villes de l’ouest algérien, comme Oran, Relizane, Sig, Aïn Témouchent et Sidi Bel Abbès.
Ce qui s’explique sans doute par le fait que l’autoroute dans cette partie du pays est aussi plate que rectiligne et la circulation souvent fluide, à la différences des routes du Centre et de l’Est, le plus souvent engorgées.
« Hnech el moto »
Pour assouvir cette passion de la mécanique et de la vitesse, ils jouent souvent au chat et à la souris avec gendarmes et policiers. Pour ces fous du guidon, des dizaines de moteurs poussés à fond et les sons stridents qui sortent de leurs pots d’échappement et vrillent les tympans au milieu de la nuit sont la plus belle des mélodies.
Lors des courses, les accidents sont fréquents et certains ont déjà payé de leur vie ce hobby extrême. C’est ce qui fait sans doute que beaucoup d’automobilistes les vouent aux gémonies.
Les courses ont souvent lieu sur un tronçon d’autoroute entre Oued Tlilat et El Karma, sauf pour les habitants de Relizane, qui ont leur propre parcours. Les jours de courses ne sont jamais connus ni fixés à l’avance, nous apprend Sofiane, un photographe oranais qui a suivi ces jeunes motards pendant quelques semaines pour les besoins d’un reportage.
« Ils se passent le mot sur les réseaux sociaux quelques heures avant l’heure convenue. En général, le départ se donne d’une station-service et l’arrivée a lieu sous un pont sur lesquels se trouvent le jury et les spectateurs. La course se joue sur 11 kilomètres, dure moins de 40 minutes, mais c’est un volcan d’adrénaline pour tous ces jeunes qui viennent en général des quartiers pauvres d’Oran », dit encore Sofiane.
Avec ses dizaines de millions de vues sur YouTube depuis sa sortie le 31 mai, le clip de DJ Snake, « Disco Maghreb », leur fait la part belle et offre une nouvelle visibilité à ces chevaliers de l’asphalte qui ont fait de l’iconique moto Peugeot 103 un véritable objet de culte et de vénération. Boumédiène, 29 ans, surnommé par ses amis « Hantchi » ou bien « Hnech el moto » (le Serpent à moto) est une légende dans le milieu.
C’est à lui, d’ailleurs, et à sa bande de 75 motards déjantés que DJ Snake a fait appel pour le tournage du fameux clip. « La 103, c’est ma drogue, ma passion, ma folie, et elle me bouffe tout mon temps et mon argent », s’emballe ce jeune mécanicien originaire de Sidi Bel Abbès, à 642 kilomètres à l’ouest d’Alger. Son garage est le lieu de rendez-vous de tous les passionnés des deux-roues du coin.
Passion 103
Tout le défi pour ces petits génies de la mécanique comme « Hantchi » consiste à faire d’une gentille petite moto qui roule à peine à 50 ou 60 km/h un bolide qui avale le bitume à 160 km/h. Une vraie gageure qui demande patience et connaissance. « On commande les pièces, des fois en kits complets, sur internet, et croyez moi, c’est très cher ! » Rien n’est trop beau ni trop cher pour bichonner et customiser sa belle.
Beaucoup de jeunes donnent d’ailleurs des surnoms de jeunes femmes à leurs motos comme si elles étaient leurs petites amies. Moteur gonflé, peinture rutilante, « tunées » avec un kit de décoration, les motos de compétition sont un objet d’admiration et de dévotion qui peut valoir jusqu’à 4 800 euros, selon « Hantchi ».
« Ils passent des semaines à bricoler leur moto et à se préparer à la course. Pour prétendre à une place honorable, il faut au moins atteindre les 130 km/h. C’est pour cela qu’ils se mettent dans ses positions aérodynamiques, couché sur la moto ou recroquevillée entre la selle et le guidon pour réduire la résistance à l’air », raconte encore Sofiane.
Dès son arrivée en Algérie, dans les années 1980, le mythique cyclomoteur français, qui a fêté en 2021 ses 50 ans de vrombissement planétaire, s’est tout de suite taillé un grand succès populaire.
Fiable, rustique, pas cher, peu gourmand en essence et très pratique pour aller aux champs comme à l’usine, voire pour transporter une bouteille de gaz butane ou un panier de légumes, il a séduit les milieux modestes, où s’offrir une voiture a toujours été un rêve financièrement hors de portée.
L’avènement des motos chinoises
Dans cette Algérie qui sortait à peine de la « révolution agraire » si chère aux dirigeants de l’époque, la 103 côtoyait l’inusable et mythique Peugeot 505 sur les routes goudronnées et les ânes sur les pistes poussiéreuses des campagnes.
Avec un plein d’essence mélangé à un bouchon d’huile, on pouvait faire tranquillement une centaine de kilomètres en laissant un panache de fumée bleue derrière soi.
Mais dans l’Algérie de « Hantchi » et de ses amis, les motos et scooters produits en Chine se sont accaparé le marché de la petite moto. Les prix dissuasifs des voitures, même d’occasion, et l’encombrement des routes ont poussé beaucoup de citoyens, notamment les plus jeunes, à se rabattre sur la moto chinoise.
En ville, elle concurrence la petite citadine passe-partout, quand dans les villages de montagne, elle remplace désormais le traditionnel baudet, ami des plus démunis. Cependant, malgré l’arrivée massive des chinoises, le petite française tient encore la route et n’est pas décidée à rejoindre le musée des antiquités.
Ses amoureux n’ont pas fini de la faire rugir, ruer et se cabrer lors de ces fantasias modernes sur les routes de l’ouest du pays.