Politique

Maroc : harcèlement, sexe tarifé, pressions… Les rouages du système Jacques Bouthier

Jacques Bouthier, le roi des assurances déchu, a été mis en examen pour traite d’êtres humains et viols sur mineurs. Le Maroc, où il a délocalisé une partie de son business à moindres frais, était surtout, selon plusieurs témoignages, le terrain de sa prédation sexuelle. Récit.

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Mis à jour le 10 juin 2022 à 10:54

Jacques Bouthier, ex-PDG du groupe Vilavi. © REMY GABALDA/MAXPPP

En France, l’affaire Jacques Bouthier, dont les médias et les réseaux sociaux ont fait leurs choux gras, a connu un moindre retentissement au Maroc. C’est pourtant le royaume – et plus précisément Tanger, où le fondateur et désormais ex-PDG du groupe Vilavi (ex-Assu 2000) a délocalisé une grande partie de ses activités en 2009 – qui était au cœur de son système de prédation.

Le roi du courtage en assurance, qui fait partie des 500 premières fortunes de France, a été mis en examen et placé en détention provisoire le 21 mai à Paris pour traite d’êtres humains et viols sur mineurs.

Tout a commencé à la mi-mars, lorsqu’une ressortissante marocaine de 22 ans s’est rendue dans un commissariat parisien pour déposer plainte contre lui. D’après sa version des faits, Jacques Bouthier l’aurait rencontrée au Maroc avant de l’emmener avec lui en France et de subvenir à ses besoins en échange de relations sexuelles.

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La jeune femme aurait vécu sous son emprise pendant six ans, de 2016 à 2022, jusqu’à ce que l’homme d’affaires la juge « trop âgée » et lui demande de lui « trouver » une fille plus jeune pour la remplacer.

Celle-ci aurait alors recruté une adolescente roumaine de 14 ans, qui vivait dans un squat. La jeune Marocaine a réussi à filmer Jacques Bouthier au lit avec la mineure et a fourni la vidéo aux enquêteurs. Informé de l’existence de cette vidéo, l’homme d’affaires aurait alors échafaudé un plan d’enlèvement et de séquestration en bande organisée pour récupérer les images et renvoyer la jeune femme au Maroc.

Cinq autres personnes ont été mises en examen, dont son épouse franco-algérienne Farida, deux anciens salariés d’Assu 2000, une « rabatteuse » d’origine marocaine qui aurait recruté la plaignante et un ex-membre du GIGN.

Un patron pas comme les autres

Depuis qu’a éclaté cette affaire, deux ex-salariées du groupe Vilavi à Tanger ont porté plainte, en France, contre Jacques Bouthier pour harcèlement sexuel.

Parmi elles, Sarah*, représentée par l’avocat franco-marocain Me Mohamed Jaite. Les faits remontent à 2020. « Je souhaitais porter plainte contre lui depuis longtemps, mais je ne savais pas comment faire car c’est compliqué en tant que femme de faire entendre sa voix au Maroc. Quand j’ai appris qu’il avait été arrêté, que l’affaire était entre les mains de la justice française, j’ai décidé de franchir le cap et d’apporter ma pierre à l’édifice », explique t-elle.

Sarah a travaillé au sein du groupe à Tanger de 2018 à 2021, en tant qu’attachée commerciale. Jacques Bouthier n’est pas un boss comme les autres : il ne se coupe pas de la réalité dans sa tour d’ivoire de Noisy-le-Sec en France (93) – le siège du groupe.

Bien au contraire : il se rend sur place, à Tanger, entre une et trois fois par mois, et a l’habitude de saluer tous les jours tous les employés – du vigile à la femme de ménage, en passant par les responsables et les standardistes.

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La gestion du groupe est plutôt familiale, son fils et sa femme étant présents régulièrement, et certains de ses directeurs sont des amis ou des proches du clan Bouthier.

L’homme de 75 ans se taille rapidement une réputation de dragueur sexiste, adepte des réflexions graveleuses. Il n’hésite pas à se montrer tactile avec les femmes ou à leur faire des remarques sur leur physique. « On en restait souvent bouche bée, sidéré », raconte Marouan Bahajine, un ex-salarié du groupe. Le jour où Sarah* fait la connaissance du chef, elle entend l’une de ses collègues dire : « Merde, voilà Jacques, je vais me planquer aux toilettes. »

Une stratégie d’évitement bien connue des salariées du groupe. D’après Ghita Allam, ex-responsable de filiale qui a travaillé au sein de Vilavi de 2012 à 2016, « c’était la seule façon de protéger les filles. Quand je savais que Jacques allait venir, j’envoyais ses cibles potentielles aux toilettes ou en pause. Lorsque je suis devenue responsable d’Assureo en 2015, j’ai reçu plusieurs plaintes internes contre lui. J’ai tout fait pour faire remonter l’information à mes supérieurs hiérarchiques, on m’a dit que je dramatisais, jusqu’à ce que je démissionne de dépit. »

Sexisme sur fond de racisme

Plus tard, Sarah gagne un voyage à l’étranger, une tradition annuelle où les 50 meilleurs commerciaux de Vilavi séjournent dans une destination paradisiaque, avec Jacques Bouthier. « Il était constamment collé à moi. Un jour, il a fini par me dire, “alors ma petite, ce voyage ? Tu sais, moi je peux te garantir ça toute ta vie si tu veux”. » Jusqu’au jour où, sous prétexte d’envoyer une vidéo corporate « pour le boulot » sur son portable, Jacques Bouthier envoie en fait à Sarah deux vidéos à caractère pornographique.

« J’étais complètement démunie, apeurée à l’idée de perdre mon travail, mais j’ai fini par le recadrer de façon extrêmement professionnelle. » Le lendemain, Jacques Bouthier se dirige droit vers Sarah et lui dit : « Dis donc, je savais que tu t’exprimais bien à l’oral, mais à l’écrit, c’est très bien aussi ! » La mise en garde fait son effet. Jacques Bouthier s’en prenait toujours à des profils plus vulnérables.

Sarah* a réussi à dire non, mais pas sans séquelles, puisque son médecin lui a prescrit des anxiolytiques. À l’époque, l’un de ses supérieurs, certainement mis au courant, l’a invitée à déjeuner. La jeune femme lui raconte tout. « À la fin de notre échange, il m’a dit : “mais comment ça se fait que tu n’es pas comme les autres Marocaines. Tu es féministe ?” »

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« Raciste », « méprisant », « mentalité de colon”… Ce sont les termes qui reviennent le plus souvent à l’évocation de Jacques Bouthier, dont Tanger était le terrain de chasse. Sa cible favorite ? Le standard, rouage le plus précaire du groupe, qui n’emploie que des jeunes femmes, (entre 18 et 25 ans), dont le salaire mensuel ne dépasse pas 4 000 dirhams (378 euros).

C’est là aussi qu’il y a le plus de turnover et donc de nouvelles cibles potentielles. Jacques Bouthier ne se contente pas de drague lourde, de harcèlement ou d’attouchements, il fait des propositions explicites : 10 000 euros pour jouer le rôle de maîtresse le temps de son séjour tangérois, la promesse d’une vie en France à l’abri du besoin en échange d’un destin d’esclave sexuelle, ou tout simplement un bijou pour le rejoindre à la « Villa Joséphine, chambre numéro 8 » (un hôtel très luxueux de la ville).

Certaines résistent, au risque de fortes pressions – notamment de la part d’une responsable du groupe qui fait office d’entremetteuse entre les jeunes femmes et Jacques Bouthier –, de démissions forcées ou de licenciement abusifs. Pour que les plus téméraires gardent le silence, la direction offre un chèque de 20 000 DH en échange d’une démission « volontaire ».

D’autres cèdent. « C’est arrivé souvent, tout le monde le savait. Vu les sommes ahurissantes qu’il proposait… Un jour, une fille qui sortait avec lui l’a menacé de tout révéler à sa femme. Elle a été virée en moins de deux jours, on ne l’a plus jamais revue. Une autre, en revanche, pouvait faire virer n’importe qui simplement en allant se plaindre auprès de lui », témoigne Ismaïl El Harzli, un ex-salarié du groupe.

Le système B

Jusqu’ici, aucun scandale n’avait jamais éclaté au grand jour, car le harcèlement et l’abus de pouvoir constituent un système au sein du groupe Vilavi. « C’est même une politique », selon l’ex-salarié Youssef Mesta. Au sommet de la pyramide : Jacques Bouthier, omnipotent, bien en cour auprès des élites de la ville – les riches expatriés français, le consulat français, les autorités tangéroises, dont l’actuel wali –, idolâtré pour ses investissements importants, ses généreux dons aux associations ou aux hôpitaux, et son puissant réseau dans l’Hexagone.

Puis ses cadres, qui (au choix) ferment les yeux, couvrent ses agissements, ou s’adonnent tout simplement eux aussi à l’abus de pouvoir et au harcèlement. Pour Jeune Afrique, deux jeunes femmes, qui ont depuis quitté le groupe, ont raconté avoir été victimes de harcèlement sexuel de la part d’un directeur, de nationalité marocaine, dont l’ascension fulgurante au sein du groupe a souvent éveillé les soupçons et qui était connu pour « sortir avec des filles de la boîte » comme plusieurs autres directeurs.

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« L’un d’entre eux m’envoyait des messages, il avait même réservé une chambre au Hilton pour moi, alors que j’étais mariée. Je n’y suis pas allée et il l’a très mal pris. J’adorais mon boulot, mais j’ai dû le quitter, car même si je n’ai pas cédé, ils ont fini par jacter. Quant à Bouthier, c’est un vrai malade mental », raconte Imane, désarmante de franchise.

Phénomène plus rare : des hommes ont eux aussi été victimes de harcèlement, comme Fahd Berrada, qui a déposé plainte à Tanger en 2019 contre sa directrice pour harcèlement moral et sexuel. Elle a d’ailleurs été condamnée à quatre mois de prison avec sursis. Le jeune homme a rédigé un rapport à charge contre elle pour prévenir sa direction et le siège français de Vilavi, qui n’a jamais réagi.

Pourtant, Fahd Berrada a fait une crise de nerfs sur son lieu de travail et a été transporté en urgence à l’hôpital. Les médecins lui ont diagnostiqué une dépression à un degré très sévère. « Quand ça a commencé à se savoir que j’envisageais de déposer plainte, j’ai subi toutes sortes de pressions. On a même laissé entendre que ma supérieure allait contre-attaquer. J’ai craint pour ma vie. Aujourd’hui, j’ai quitté Tanger », confie-t-il. Sa directrice, elle, fait toujours partie de l’entreprise.

Au commissariat, face au témoignage de Fahd, la police aurait essayé d’arrondir les angles. Puis face à sa détermination, les agents ont fini par recueillir sa plainte.

Le sentiment d’être un esclave

Au Maroc, là où la main-d’œuvre et les impôts sont bien moins coûteux qu’en France, le groupe Vilavi emploie 800 personnes (sur 1 800 collaborateurs au total), qui sont chargées de 90 % des activités (vente de contrats d’assurance, gestion de contrats, service client) pour les différentes filiales.

« En général, c’est un secteur où les conditions de travail sont lamentables, on est un peu comme des poulets élevés en batterie, raconte Ismaïl Harzli. « Chez Vilavi, c’était différent. On ne faisait pas le boulot typique des centres d’appel : on n’appelle pas les gens à froid, on ne change pas son accent, on ne ment pas sur notre identité. Dans ce groupe, 90 % des gens recrutés ont la garantie de pouvoir faire une carrière. Dès le départ, nous sommes formés, testés, écrémés, on apprend un métier et on a un salaire stable. C’est aussi pour ça que les gens ne parlent pas. »

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Les conditions de travail chez Vilavi n’en restent pas moins extrêmement difficiles. « On a travaillé pendant des années dans un sous-sol infesté de poux, alors que le groupe fait 163 millions d’euros de chiffre d’affaires ! », s’indigne Youssef Mesta.

« Les gens ne comptent pas leurs heures supplémentaires, on pouvait même travailler le week-end, sans considération ni respect, pour un salaire qui ne dépasse pas 1 000 euros, et des perspectives d’évolution très limitées : attaché commercial ou responsable. Tout le reste, c’était pour les Français. Je me sentais là-bas comme un esclave. » Youssef et plusieurs de ses collègues ont même tenté de créer un syndicat, ce qui aurait causé leur licenciement. Burn out, dépressions, arrêts maladie seraient monnaie courante au sein de Vilavi.

Le pouvoir de l’argent

« Jacques Bouthier, lui, était très fier de son pouvoir et de sa fortune. Il se vantait ouvertement de ses exploits sexuels, et nous disait “moi j’achète tout avec de l’argent” », poursuit Youssef, qui estime, comme tous les autres témoins, qu’il n’y a pas qu’un seul Jacques Bouthier au Maroc.

Depuis l’éclatement de l’affaire, tous les salariés du groupe ont été briefés : interdiction d’en parler, a fortiori aux journalistes. Mais du côté des ex-salariés, les choses bougent : une autre Marocaine, elle aussi représentée par Me Jaite, pourrait déposer plainte en France pour harcèlement.

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Les hommes sont également très nombreux à dénoncer les agissements de Jacques Bouthier, car les jeunes femmes continuent d’avoir peur, notamment d’être jugées, culpabilisées, dans une société où ces sujets sont souvent considérés comme « honteux », surtout lorsqu’ils font le buzz à l’étranger. Le 5 juin, l’Association marocaine des droits des victimes a lancé un appel aux victimes et s’apprête à engager une action en justice au Maroc contre Jacques Bouthier.

* les noms ont été modifiés