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Législatives au Sénégal : le test de confiance
Et soudain, les sifflets se taisent. Les chants entonnés par la foule s’interrompent. Ce 8 juin à Dakar, face aux milliers de partisans venus les soutenir sur la place de l’Obélisque, Ousmane Sonko et ses alliés commencent leur rassemblement par une minute de silence en mémoire des victimes tombées lors des manifestations. Sur l’estrade, le chef de l’opposition annonce : « Tant que Macky Sall sera au pouvoir, le Sénégal ne sera pas stable. Cette manifestation est un avertissement ». Et il ajoute : « Quand un ordre est illégal, il faut désobéir. »
Quelques jours plus tard, les leaders de l’opposition lancent un nouvel appel à manifester pour protester contre l’invalidation des candidats titulaires de leur liste nationale aux législatives – liste menée par Sonko. Ils accusent Macky Sall d’avoir comploté pour les empêcher d’y participer. Cette fois-ci, le rassemblement est interdit. Le 17 juin au petit matin, la police encercle le domicile de l’opposant, l’empêche de sortir de chez lui, puis d’aller prier. À Dakar, à Ziguinchor et à Bignona, des heurts éclatent entre manifestants et forces de l’ordre, faisant au moins trois morts et onze blessés. Plusieurs leaders de l’opposition sont arrêtés. Sonko accuse le chef de l’État d’avoir cédé « à la panique » et lui reproche son « obsession » de vouloir briguer un troisième mandat.
L’équipe de Sonko a réussi à cristalliser le débat des législatives autour de la question du troisième mandat présidentiel
Si Macky Sall a promis de s’exprimer à l’issue des législatives, et pas avant, sur son choix pour 2024, la question est sur toutes les lèvres. « L’équipe de Sonko a réussi à cristalliser le débat autour du troisième mandat et à en faire un thème central de la campagne », observe un membre de l’entourage présidentiel.
« Voter pour nous, c’est voter contre le troisième mandat », disent en substance les adversaires de Macky Sall qui espèrent lui imposer une cohabitation à l’issue du scrutin, en dépit de l’impossibilité pour les titulaires d’y participer. Leur décision de surseoir à leur nouvelle manifestation prévue le 29 juin, et la libération des opposants arrêtés a toutefois contribué à faire retomber la pression avant l’ouverture de la campagne électorale, ce dimanche 10 juillet.
Les proches du président préfèrent quant à eux éluder le sujet du troisième mandat. « Le débat ne fait que nous détourner de l’essentiel qui est de gagner, assure Aminata Touré, tête de liste de Benno Bokk Yakaar [BBY, la coalition présidentielle]. Et si nous ne gagnons pas, la question ne se posera plus. »
Oublier les trahisons et les défaites
Pour conserver une confortable majorité à l’Assemblée, BBY mise sur une formule à plusieurs équations : partir en rangs serrés, mettre l’accent sur les réalisations présidentielles, mobiliser l’électorat de la diaspora et placer davantage de jeunes sur ses listes – une dernière leçon tirée des locales de janvier où plusieurs figures méconnues, issues de la nouvelle génération, avaient évincé des caciques du pouvoir jusque dans leurs propres bureaux de vote.
L’unité de sa coalition, Macky Sall y travaille depuis des mois. En témoigne la réunion du secrétariat exécutif national de l’Alliance pour la république (APR, parti présidentiel), le 2 février. Le Sénégal vit alors au rythme des matchs de la Coupe d’Afrique des nations et rêve de voir les Lions de la Teranga remporter le trophée pour la première fois de leur histoire. Ce soir-là, l’équipe menée par Aliou Cissé affronte le Burkina Faso en demi-finale. Étonnamment, c’est ce jour que choisit le président pour convoquer en urgence les cadres de son parti. Rendez-vous est fixé à 17 heures au siège de l’APR, dans le quartier de Mermoz, à Dakar. Peut-on vraiment parler de réunion ? Alors que sifflets et klaxons résonnent déjà dans les rues de la capitale, Macky Sall est surtout venu porter un message à ses équipes, au lendemain des résultats des élections locales.
Dans l’assemblée, certains de ses ministres battus par l’opposition mais aussi des candidats dissidents, qui ont défié les choix d’investiture. Face à eux, Macky Sall fait une allocution d’une quinzaine de minutes. La scène, relate l’un des participants, est « surréaliste ». Le chef de l’État félicite chaudement tous les présents, et les remercie pour leur participation. Oubliées, les trahisons et les défaites. « Les scrutins locaux n’ont jamais fait partie de son calcul, analyse aujourd’hui cet interlocuteur. Il a toujours visé plus loin, vers les législatives et la présidentielle. Il n’avait pas l’intention de se séparer de ceux qui pouvaient lui servir. » Le mot d’ordre est donné : unité.
Manifestation antigouvernementale, sur la place de l’Obélisque, à Dakar, le 8 juin 2022. © Stefan Kleinowitz/Anadolu Agency via AFP
« Nous devons mobiliser nos forces, et non les laisser s’éparpiller, explique un cadre de la majorité. Autoriser les listes parallèles a permis d’évaluer ce que pesaient les uns et les autres. Laisser faire la machine, c’est aussi favoriser le renouvellement et laisser les ambitieux se révéler. » « Les locales, c’était un peu en freestyle, concède à son tour Aminata Touré. C’est un scrutin assez communautaire, avec une charge émotionnelle forte qui rend les arbitrages difficiles. Cela nous a fait perdre quelques villes, d’ailleurs. » À Dakar, Thiès ou Kaolack, la majorité s’est en effet pris quelques claques. Mais l’enjeu national de ces législatives a forcé la majorité à « revenir à plus d’orthodoxie », assure-t-elle.
L’ancienne Première ministre, mise à l’écart de ses fonctions à la tête du Conseil économique, social et environnemental (Cese) en novembre 2020, fait son grand retour en politique en tant que tête de liste nationale de BBY. « Elle est l’image marketing de la coalition. C’est une force politique importante, un membre fondateur de l’APR… Et puis, elle a la confiance du chef de l’État. Elle peut mener les troupes à la victoire », estime un membre de l’équipe présidentielle.
Ambitions…
Comme Aminata Touré, d’autres membres de la coalition qui avaient été mis de côté lors du dernier remaniement sont réapparus récemment sur le devant de la scène. Amadou Ba, l’ex-ministre des Finances et des Affaires étrangères, un temps pressenti pour prendre le poste de Premier ministre, vacant depuis décembre ; Aly Ngouille Ndiaye, l’ancien ministre de l’Intérieur ; ou encore Abdoulaye Baldé qui avait pourtant mené une liste dissidente à Ziguinchor et perdu face à Ousmane Sonko : tous ont été investis sur la liste nationale.
Les poids lourds du parti savent que l’échec de la coalition aux législatives serait un frein à leur propre ascension
À la différence des élections locales, le chef de l’État s’est personnellement impliqué dans ce scrutin législatif qu’il sait décisif. Il lui a fallu parlementer longuement avec ses alliés au sein de la (très) large coalition présidentielle, mais aussi dans son propre parti où les ambitions s’aiguisent. « Pour les législatives, la lutte qui a surgi au sein de l’appareil a compliqué les choses. Les poids lourds du parti se sont battus pour placer leurs proches, glisse un intime du chef de l’État. Tous savent que l’échec de la coalition aux législatives freinerait leur propre ascension politique. »
Ces négociations ardues sont-elles responsables de l’invalidation, par le ministère de l’Intérieur, de la liste des suppléants de BBY ? Déposées le 8 mai par l’ensemble de la classe politique, ces listes ont donné lieu, lors de leur formation, à une cacophonie inédite, laissant deviner une certaine désorganisation des partis.
… et erreurs
Les erreurs commises par l’alliance de l’opposition Yewwi Askan Wi-Wallu ont une conséquence autrement plus grave, puisque ses candidats titulaires, au premier rang desquels Ousmane Sonko, ne pourront pas se présenter. Aminata Touré balaie néanmoins les accusations de complot : « Ils se sont mal organisés, cela ne signifie pas que l’on veut bloquer certaines candidatures. C’est le jeu de la démocratie : turbulente, parfois désorganisée, mais on n’a pas trouvé de meilleur système. » Malgré ces couacs, la tête de liste de BBY se félicite d’avoir passé la première étape de ce scrutin : « C’est compliqué une si grande coalition, mais ça marche ! Le plus important, c’est qu’on a su gérer les secousses sismiques. »
Le 26 mai, le chef de l’État a toutefois été obligé de se séparer de l’un de ses ministres, sur la sellette depuis des semaines. Battu à Dakar et dans sa propre commune de Yoff en janvier, Abdoulaye Diouf Sarr a perdu son poste à la Santé après un énième scandale dans le milieu hospitalier : un incendie dans la maternité de Tivaouane, qui a coûté la vie à onze nourrissons. Débarqué du gouvernement, cet « apériste » de la première heure a néanmoins gardé sa place sur la liste nationale. « Les listes ont été faites avant le drame. Pour nous, c’est une bonne chose, rappelle cyniquement un proche de Macky Sall. Cela veut dire qu’on n’a pas pu les trafiquer. »
Déficit de confiance
Le déficit de confiance auquel est confronté Macky Sall se creuse cependant à mesure que le climat politique se dégrade. Les émeutes de mars 2021 qui ont suivi l’arrestation d’Ousmane Sonko n’étaient-elles que les prémices d’une crise profonde ? Pour apaiser la colère d’une jeunesse affamée, désœuvrée et désabusée, le chef de l’État n’avait pourtant pas hésité à utiliser les grands moyens : le 10 mai dernier, il a annoncé l’adoption d’un programme d’allocations financières destinées à plus de 500 000 ménages. Une mesure inédite, financée à hauteur de 43,4 milliards de F CFA [66,1 millions d’euros] par la Banque mondiale et qui doit permettre d’envoyer pas moins de 80 000 F CFA aux familles les plus démunies – à titre de comparaison, le salaire minimum est de 58 900 F CFA.
Soumis à l’envolée des cours du pétrole sur les marchés mondiaux depuis le début de la crise ukrainienne, le Sénégal n’a pas été épargné par l’augmentation des prix des carburants et des produits alimentaires. Le 4 juin, le gouvernement annonçait la hausse nationale du prix du litre de supercarburant, qui a grimpé de 775 à 890 F CFA.
Choix capital
Macky Sall revenait tout juste de Russie, où, en sa qualité de président en exercice de l’Union africaine (UA), il a rencontré son homologue russe, Vladimir Poutine à Sotchi. Accompagné du président de la commission de l’organisation, Moussa Faki Mahamat, il avait plaidé la cause africaine pour éviter une crise alimentaire qui menace tout le continent.
Drapé dans la respectabilité de son costume de chef de l’UA, Macky Sall ne peut pourtant faire oublier que c’est justement cette fonction qui l’a poussé à réintroduire le poste de Premier ministre qu’il avait lui-même supprimé en 2019. Du moins, c’est la raison qu’il avait donnée, en décembre 2021, alors qu’il faisait voter la loi en procédure d’urgence. Sept mois plus tard, toujours président de l’UA, le chef de l’État sénégalais n’a pas de Premier ministre pour autant. Au sein même de son entourage, la question divise. Pour certains, il était essentiel d’attendre la fin des législatives pour nommer un chef de gouvernement issu de la majorité. Et ce d’autant plus qu’un remaniement à la veille des législatives aurait risqué d’accroître les frustrations chez les alliés du président.
D’autres estiment au contraire qu’il aurait fallu choisir un Premier ministre bien plus tôt. « Depuis les émeutes de mars 2021 , la confiance de la population s’est érodée, estime un ancien ministre qui a pris ses distances avec la majorité. En choisissant un Premier ministre populaire, Macky Sall aurait pu regagner un peu de ce capital. »
Beaucoup attendent avec impatience de voir sur qui le chef de l’État va jeter son dévolu. Un technocrate ou un politique ? Un dauphin ou un pare-feu ? « En 2023, nous serons déjà en campagne. C’est l’année où tout va se jouer, prédit un proche de Macky Sall. Ces législatives clôturent le mandat présidentiel. Elles seront l’occasion de confirmer l’hégémonie de BBY, pour mieux aborder la suite. Il ne faut pas se tromper sur le casting. »