Vingt minutes, en ouverture du conseil des ministres qu’il présidait ce 1er juin, ont suffi à Kaïs Saïed pour « purger » un pouvoir judiciaire qu’il avait dans sa ligne de mire depuis son offensive sur l’exécutif et le législatif, le 25 juillet 2021. Moins d’un an plus tard, il mettait la justice au pas en s’arrogeant, par décret paru le 1er juin, plus de pouvoirs au sein du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), notamment celui de révoquer les magistrats.
Une disposition que le président a donc fini par mettre à exécution en écartant 57 juges qu’il accuse de corruption et de divers crimes et délits dont il a égrené la liste pendant de longues minutes, sans toutefois citer de noms. Lesquels seront publiés deux heures plus tard au Journal Officiel. Parmi eux, l’ancien premier président de la Cour de cassation Taïeb Rached, l’ancien procureur de la République Béchir Akremi, l’ancien substitut du procureur de la République Sofiene Sliti et l’ancien président du CSM Youssef Bouzakher.
Le visage marqué, le président tunisien a asséné qu’il avait fait preuve de trop de patience avec les magistrats, la refonte du CSM opérée début mars 2022 n’ayant pas eu, selon le locataire de Carthage, l’effet escompté sur la justice, ni apporté plus de célérité dans le traitement des dossiers. Pourtant, le CSM n’est pas habilité à agir sur ces questions qui dépendent de la charge de travail et de l’organisation des tribunaux, et qui relèvent du ministère de la Justice.
Pouvoir de révocation
Mais au vu des tensions politiques croissantes, nul ne s’arrête à ces nuances. Après sa réaction démesurée à la publication du rapport de la Commission de Venise, le 27 mai 2022, Kaïs Saïed a déclaré de manière péremptoire que la justice n’est pas un pouvoir mais une fonction et que ceux qui l’exercent doivent se plier à leur mission et surtout ne pas prétendre conduire les affaires. Dans sa déclaration du 1er juin, il ne se contente pas de fustiger les juges, mais s’octroie aussi le pouvoir « en cas d’urgence, ou d’atteinte à la sécurité publique ou à l’intérêt supérieur du pays, et sur rapport motivé des autorités compétentes, prendre un décret présidentiel prononçant la révocation de tout magistrat en raison d’un fait qui lui est imputé et qui est de nature à compromettre la réputation du pouvoir judiciaire, son indépendance ou son bon fonctionnement ».
Cette prise en main du CSM obéit à la même logique que le passage en force du 25 juillet 2021, quand Kaïs Saïed avait prétexté un « danger imminent » pour activer l’article 80 de la Constitution et s’auto-désigner seul maître à bord. Après avoir suspendu certaines instances constitutionnelles, dissout d’autres, dont l’Assemblée, il verrouille un peu plus le dispositif et alimente les interrogations sur sa volonté de puissance. « Le 25 juillet, il avait annoncé qu’il était le chef du parquet, mais il avait opéré un rétropédalage rapide sur le conseil de son entourage. Maintenant, il agit seul et selon son entendement », commente un politologue. Pour ses détracteurs, Kaïs Saïed ne respecte ni les fondements de la démocratie ni la séparation des pouvoirs.
Les magistrats contre-attaquent
Avant de présenter des recours, les magistrats écartés devront se justifier au pénal. Du jamais vu, même quand l’ex-ministre de la Justice et cadre d’Ennahdha Noureddine Bhiri avait écarté, en 2012, 82 juges soupçonnés de s’être compromis sous le régime de Ben Ali. Depuis, le tribunal administratif s’est prononcé en faveur de leur réintégration et les a rétablis dans leurs droits. Cette fois, Kaïs Saïed est allé plus loin, comme pour s’assurer de la neutralisation définitive d’un cercle de juges qu’il juge corrompus. « Ce serait mal connaître les magistrats tunisiens que de penser qu’il n’y aura pas de riposte. Il s’agit d’une atteinte à l’indépendance de la justice et d’une tentative de faire pression et de jeter l’opprobre sur un corps pour l’assujettir », réagit, sous couvert d’anonymat, un juge révoqué qui annonce son intention d’entreprendre des recours « pour laver son honneur ».
De toute évidence, Kaïs Saïed a décidé de régler ses comptes avec les magistrats. Ses griefs contre la justice, certes imparfaite, semblent être aussi une affaire d’ordre personnel. Porté par le sentiment d’être l’homme providentiel qui va guider le peuple, il est intimement persuadé que l’issue du référendum du 25 juillet sur la Constitution lui sera favorable. À cette date, il aura bouclé douze mois d’exercice du pouvoir en solitaire, dont il n’a dressé, pour l’heure, aucun bilan.