Livres : quand l’Afrique sauvait la France

Dans un ouvrage à paraître le 13 mars prochain, l’historien Éric Jennings revient sur le rôle déterminant joué par l’Afrique-Équatoriale française dans la victoire de la France libre lors de la Seconde Guerre mondiale.

Le général de Gaulle s’entretien avec Félix Éboué, à Brazzaville, en 1941. © Afp

Le général de Gaulle s’entretien avec Félix Éboué, à Brazzaville, en 1941. © Afp

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Publié le 8 janvier 2014 Lecture : 6 minutes.

Morts pour la France
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Morts pour la France

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Lors du festival Images et Histoire organisé à Brazzaville en novembre dernier, les spécialistes internationaux de la Seconde Guerre mondiale étaient unanimes : la participation de l’Afrique à la victoire alliée sur l’Allemagne nazie a été déterminante, notamment grâce à l’engagement – voulu par Félix Éboué – de l’Afrique-Équatoriale française (AEF) et du Cameroun. Plus qu’aucun autre, Éric Jennings, professeur d’histoire coloniale et contemporaine à l’université de Toronto, en est persuadé. Les recherches qu’il a menées pendant sept ans, notamment dans les archives nationales du Congo, à Brazzaville, et celles du Cameroun, à Yaoundé, lui ont permis de saisir à quel point c’est en AEF que de Gaulle a acquis sa stature d’homme d’État. C’est là que la France libre a mené des batailles victorieuses offrant à la métropole un avenir autre que celui dessiné par Pétain et auxquelles ont participé 27 000 hommes comme "fantassins, chauffeurs, sous-officiers, experts radio et artilleurs, notamment entre 1940 et 1943". C’est là également que des femmes, des hommes et des enfants ont récolté dans des conditions effroyables le caoutchouc nécessaire aux Britanniques et aux Américains, "au bord de la pénurie". Des éléments déterminants qui contredisent le "mythe d’une résistance essentiellement londonienne et métropolitaine", ainsi que le démontre de manière convaincante Éric Jennings, 43 ans, dans son prochain ouvrage, La France libre fut africaine, à paraître en mars aux éditions Perrin et dont Jeune Afrique publie en avant-première de larges extraits.

Extraits

"Avec quelle rage ­l’antigaullisme de gauche et l’antigaullisme de droite, les communistes et les vichystes, s’acharnent à propager la légende de "la résistance de Londres" ! […] Aux uns comme aux autres, j’oppose la vérité : la France libre fut africaine." Voilà ce que soutenait fort justement au lendemain de la guerre Jacques Soustelle, ethnologue et commissaire national à l’Information de la France libre. À l’automne 1940, Londres en soi n’apportait effectivement à la France libre ni combattants, ni matières premières, ni territoire national, ni souveraineté.

La France libre s’étendait en réalité de la frontière tchado-libyenne au fleuve Congo, ainsi qu’aux îlots français épars du Pacifique et de l’Inde. Sans ces territoires, quelle crédibilité, quelle reconnaissance internationale, quel argument à faire valoir contre Vichy qui clamait la "fidélité absolue" de l’empire ? Alors que l’on connaît à présent le parcours et les motivations de Félix Éboué, le gouverneur guyanais qui rallia le Tchad au général de Gaulle, ainsi que les exploits de la résistance intérieure et de la lutte alliée dans leurs moindres détails, le sort de l’Afrique-Équatoriale française (AEF) et du Cameroun, bastions gaullistes de la première heure, est demeuré jusqu’ici curieusement occulté, hormis quelques études universitaires spécialisées, focalisées sur une minorité des territoires en question : le Gabon et le Cameroun, principalement.

De 1940 à 1943, les principaux fondements de la France libre ne se situent donc pas à Londres, comme l’affirment la plupart des récits, mais en Afrique française libre. Le combattant résistant archétypal de la première heure n’est pas un Savoyard coiffé d’un béret, mais plutôt un Tchadien, un Camerounais, ou un habitant de ce qu’on appelait alors l’Oubangui-Chari (actuelle République centrafricaine). Il est parfois volontaire, parfois pas. Pour un mouvement dont la gloire repose en partie sur le sursaut personnel du volontariat, sur l’élan patriotique, voilà de quoi troubler les esprits et brouiller les repères. De nombreux historiens ont établi que les maquis métropolitains connurent leur envolée autour de 1943 ; nous savons en outre grâce aux travaux de Jean-François Muracciole que, entre l’échec de Dakar le 25 septembre 1940 et la fin 1942, la France libre peinait à recruter hors de ses territoires coloniaux et connut de ce fait un grand creux ; raison de plus pour situer une part importante de la première résistance française armée entre le Sahara et le fleuve Congo. Ce qui oblige bien entendu à "repenser la France à partir de ses colonies". L’un des premiers réflexes du général de Gaulle en juin 1940 fut en effet d’exhorter les coloniaux à le rejoindre, si possible avec leurs territoires. […]

La fédération de l’AEF remplit par ailleurs un rôle stratégique majeur : en 1941, Leclerc s’en sert de base pour investir la Libye mussolinienne. Enfin et surtout, l’Afrique française libre apporte au général de Gaulle une légitimité, un territoire, et des administrés, faisant de la France libre non plus un mouvement mais un gouvernement. D’ailleurs, le Rebelle ne s’y trompe pas. En 1940, dit-il : "Dans les vastes étendues d’Afrique, la France pouvait, en effet, se refaire une armée et une souveraineté."

Si la France libre était bel et bien africaine, force est de constater que cette Afrique n’était guère libre. En effet, l’effort africain ne fut pas toujours librement consenti : les "prestations" et le travail par contrainte redoublèrent en AEF et au Cameroun à partir de 1940, les recrutements militaires plus ou moins forcés également. René Cassin et Félix Éboué eurent d’ailleurs de vifs échanges à ce sujet, le premier craignant que la France libre ne soit accusée de pratiques quasi esclavagistes. L’impératif omniprésent de la lutte contre l’Axe exigea de nombreux sacrifices. […]

Enfin, les très nombreux essais sur le thème de la "Françafrique" ont eu tendance eux aussi à ignorer l’impact de la France libre en Afrique, cette fois dans l’après-guerre. Il s’agit donc ici en partie d’une l’histoire de l’oubli. Néanmoins, en termes mémoriels, j’affirme ici que l’image de la France libre africaine, que le souvenir de Brazzaville gaulliste, ont été déployés de façons multiples et parfois contradictoires depuis 1945. Ainsi, dans le sillage de la décolonisation, les relations franco-tchadiennes, franco-congolaises et franco-gabonaises peuvent être utilement appréhendées à travers le prisme mémoriel de l’Afrique française libre au combat.

L’épopée de la France libre est connue dans ses moindres détails, répliquera-t-on. Certes, les nombreux récits des ralliements de l’AEF et du Cameroun, et de ses premiers triomphes, à Koufra, puis au Fezzan en 1941, et surtout à Bir Hakeim en 1942, se sont gravés au fil du temps en images d’Épinal. L’ascension fulgurante de Philippe Leclerc, qui confectionne lui-même ses galons pour faciliter le basculement du Cameroun dans le camp de la France libre le 27 août 1940, le serment de Koufra du 2 mars 1941 durant lequel ce même Leclerc jure de ne pas déposer les armes jusqu’à la libération de Strasbourg, la traversée du désert, l’héroïque défense de Bir Hakeim du 26 mai au 11 juin 1942 contre les troupes déterminées d’Erwin Rommel, sont repris comme autant de vignettes et de litanies, parfois à la phrase près. Raison de plus pour revisiter cette histoire à la lumière des archives – en portant une attention particulière à la dimension africaine de la question. Car dans les mémoires des principaux acteurs français libres, comme dans beaucoup d’histoires du mouvement, l’Afrique et les Africains sont à la fois omniprésents et invisibles. Les mémoires tendent à préciser le nom de chaque Européen tombé, parfois suivi par un chiffre – souvent plus élevé – de "tirailleurs" anonymes. Si on les devine, les Africains restent toutefois en arrière-plan.

Mon pari ici est de retrouver leur trace, et de restituer leur condition, leur rôle, leurs actions, leurs paroles, et leur sort. Ceci pour les combattants africains, bien entendu, mais aussi pour les chauffeurs, mineurs, chefs, porteurs, ouvriers, travailleuses, et récolteurs et récolteuses de caoutchouc, ayant tous joué un rôle dans le versant africain de l’histoire de la France libre. Mon but est non seulement de mesurer l’importance de l’Afrique pour le mouvement gaulliste, mais aussi de déterminer de quelle manière la guerre et la France libre comptèrent pour les Africains. © Perrin, 2014.

La France libre fut africaine, d’Éric Jennings, éd. Perrin, 360 pages, à paraître le 13 mars 2014

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