Politique

Maroc – Abdelmalek Alaoui : « C’est le moment pour la France de faire évoluer sa position sur le Sahara »

La nomination d’une ministre française des Affaires étrangères que l’on dit amie du royaume aura-t-elle un impact positif sur les relations entre Rabat et Paris ? Analyse du président de l’Institut marocain d’intelligence stratégique (IMIS).

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Mis à jour le 27 mai 2022 à 17:12

Abdelmalek Alaoui. © Karim Tibari / Archives personnelles Alaoui

En France, la composition du nouveau gouvernement mené par Élisabeth Borne a donné lieu à toutes sortes de réactions, voire de polémiques, liées, entre autres, à la nomination à la tête du ministère de l’Éducation nationale de Pap Ndiaye, dont le profil tranche avec celui de son prédécesseur, ou encore à la reconduction de certaines personnalités, telles qu’Éric Dupond-Moretti à la Justice.

Mais de l’autre côté de la Méditerranée, et au Maroc en particulier, si le nouvel exécutif macronien est analysé de près, ce qui intéresse plus que tout, c’est la figure de la nouvelle ministre des Affaires étrangères, Catherine Colonna. Et, bien évidemment, sa capacité (ou non) à insuffler une dynamique positive entre Rabat et Paris, les relations entre les deux pays ayant connu plusieurs soubresauts ces dernières années.

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Dès l’annonce de sa nomination, plusieurs médias du royaume se sont d’ailleurs empressés de faire un raccourci entre la dimension chiraquienne de la nouvelle occupante du Quai d’Orsay (qui est une fidèle parmi les fidèles de l’ancien président disparu en 2019, et dont elle a été la porte-parole lorsque la France s’est opposée à la guerre menée par les États-Unis en Irak) et un supposé tropisme pour le Maroc – où Jacques Chirac a passé l’essentiel de son temps durant les dernières années de son existence.

Sauf que, comme le souligne le président de l’Institut marocain d’intelligence stratégique (IMIS), Abdelmalek Alaoui, Catherine Colonna est d’abord française, et « qu’elle fera avant tout passer les intérêts de Paris […], quelle que soit l’inclinaison personnelle que l’on pourrait lui prêter ou qu’elle pourrait avoir ». Entretien.

Jeune Afrique : Quel impact peut avoir la nomination de Catherine Colonna, une chiraquienne que l’on dit amie du royaume, sur la relation Maroc-France ? 

Abdelmalek Alaoui : J’ai vu comme vous passer dans les médias ce double qualificatif de « chiraquienne » et d’« amie du royaume » à propos de Catherine Colonna, ce qui me semble un raccourci un peu rapide pour juger de ce que sera son action diplomatique. Il ne faut pas oublier que la nouvelle ministre des Affaires étrangères est avant tout… française.

Catherine Colonna aura un rôle très important d’exécution, d’incarnation et d’impulsion. Mais c’est à l’Élysée que se définit la ligne

Il me paraît évident qu’elle fera avant tout passer les intérêts de Paris en matière de politique étrangère, quelle que soit l’inclinaison personnelle que l’on pourrait lui prêter ou qu’elle pourrait avoir. Comme le disait Henry Kissinger dans l’une de ses célèbres formules : « Les grandes puissances n’ont pas de principes, seulement des intérêts. » De surcroît, sur le plan purement opérationnel, nommer l’ancienne ambassadrice à Londres signifie à mon sens que l’on veut accorder la prééminence aux dossiers européens et au Brexit.

De quelle marge de manœuvre disposera Catherine Colonna ?

La pratique de la Ve République – et non les textes – a fait de la politique étrangère le « domaine réservé » de la présidence de la République. C’est donc à l’Élysée que se définit la ligne. Bien entendu, la ministre des Affaires étrangères gère et déploie la diplomatie française, et à ce titre, Catherine Colonna aura un rôle très important d’exécution, d’incarnation et d’impulsion.

Je remarque toutefois qu’elle doit gérer une institution qui traverse elle-même des changements profonds avec la réforme des concours, laquelle fait peur aux diplomates de carrière. De manière globale, au sud de la Méditerranée, les premières déclarations de la nouvelle ministre seront évidemment scrutées avec la plus grande attention, que ce soit à Rabat, Alger, ou Tunis.

Les relations entre les deux pays ont connu quelques soubresauts ces dernières années… 

Comment aurait-on pu faire autrement que de passer par une période de rééquilibrage de relations qui ont été longtemps asymétriques du fait du poids de l’histoire ? Rabat affirme à juste titre son statut de nouvelle puissance régionale et de pays-pivot de la Méditerranée, et souhaite à cet égard que la France fasse évoluer son discours et ses initiatives.

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Prenez par exemple la question des investissements français au Maroc. Paris ne peut d’un côté appeler à « relocaliser » certaines industries en France et « en même temps » se battre bec et ongles pour continuer de remporter de grands marchés d’infrastructures, d’équipement et de services.

Il en est de même pour la question du Sahara. D’un côté, la France s’apprête à octroyer une large autonomie à la Corse, de l’autre, elle se refuse encore de franchir le pas dans la reconnaissance pleine et complète de l’intégrité territoriale du Maroc.

Mais au-delà de ces éléments, il faut garder à l’esprit que la relation est qualitativement très bonne, ce qu’a d’ailleurs réaffirmé le roi Mohammed VI lors du discours d’août 2021 en soulignant « les relations de partenariat et de solidarité entre le Maroc et la France, étayées par les solides relations d’amitié et d’estime mutuelle qui M’unissent à son Président, Son Excellence Emmanuel Macron ».

Comment Jean-Yves Le Drian était-il perçu à Rabat ?

Je ne saurais vous dire comment il était perçu, mais je constate qu’il a toujours été reçu chaleureusement au Maroc et que la coopération avec son homologue était fluide.

La tournée de Gérald Darmanin au Maghreb [en 2020] s’était plutôt mal déroulée. Sa reconduction présage-t-elle que la question des visas restera source de frictions entre Paris et Rabat ?

À ma connaissance, les réunions techniques entre les ministres de l’Intérieur des deux pays ont certes porté sur des sujets épineux, comme les reconduites aux frontières et le statut des mineurs isolés, mais elles se sont déroulées dans un esprit de responsabilité mutuel afin de trouver des réponses pragmatiques à des problèmes urgents.

Paris est perdant sur la question des visas car les Marocains se tourneront vers d’autres destinations et iront dépenser leur argent dans d’autres pays

Quant à la question des visas, je persiste à penser que c’est un mauvais procès qui a été fait au Maroc et que nous avons pâti de la conjugaison de la campagne électorale avec des incohérences juridiques que comporte le système français et européen, telle la durée de rétention administrative pour les sans-papiers ou les personnes faisant l’objet d’une mesure de reconduite à la frontière. De là à pénaliser des Marocains qui se rendaient jusqu’alors en France pour étudier, voir leurs familles, faire du tourisme ou du commerce… c’est d’abord Paris qui est perdant, car ces populations se tourneront vers d’autres destinations et iront dépenser leur argent dans d’autres pays.

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Mais selon moi, ce sujet n’a pas lieu de s’éterniser et devrait trouver une solution. D’autant plus qu’au-delà de l’exécutif, il y a une élection législative, celle de la 9e circonscription des Français de l’étranger, qui est très importante et dont la clé se trouve au Maroc, où se trouvent le plus grand nombre d’électeurs, dont beaucoup de binationaux. Ces derniers, qui décideront in fine de l’issue de l’élection, sont évidemment sensibles à ces questions, et notamment à celle du Sahara.

Après près d’un an de tensions en Rabat et Madrid, la relation est aujourd’hui au beau fixe entre les deux pays. Comment expliquer ce retournement ?

Par deux facteurs essentiels, selon moi. D’abord, l’Espagne se devait de sortir de l’ambiguïté sur le dossier du Sahara et affirmer une position claire, du fait de sa responsabilité historique dans la genèse du conflit.

En second lieu, je pense que l’analyse effectuée par l’exécutif espagnol a fait ressortir que la somme des avantages qu’il y avait à restaurer une relation saine avec Rabat excédait de beaucoup celle des désavantages que cela pourrait occasionner avec l’Algérie, surtout que le Maroc est le premier partenaire commercial de l’Espagne en Afrique, et une porte d’entrée vers le continent. En somme, c’est la résultante de la Realpolitik…

Quels autres pays européens pourraient franchir le pas prochainement ? 

Vous avez vu comme moi la nouvelle position néerlandaise, qui est très importante car les Pays-Bas sont la clé de voûte du nord de l’Europe, de par leur géographie comme de leur culture. Je n’ai pas de boule de cristal pour vous dire quels seront les pays qui emboiteront le pas, mais j’ai la conviction en revanche que d’autres suivront. C’est le sens de l’Histoire car l’on sait ce que les séparatismes engendrent comme chaos et déséquilibres.

Qu’est-ce qui empêche des pays comme la France de franchir le pas de la reconnaissance de manière plus franche ?

Sincèrement, je ne me l’explique pas, même si la position française actuelle reste quand même très largement favorable au Maroc à travers le soutien au plan d’autonomie, que la France a été l’un des premiers pays à appuyer après son son dévoilement en 2007. Peut-être faut-il voir dans cette frilosité à adopter la même position que les États-Unis une crainte de crisper encore plus des relations compliquées avec Alger, notamment au niveau du chantier mémoriel. Je pense que c’est une partie de l’explication.

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Mais la France est désormais entrée dans le second – et dernier – mandat du président Macron. Il y a donc là l’opportunité de franchir le pas et de faire évoluer la position française de soutien au plan d’autonomie vers une reconnaissance pleine et complète du Sahara marocain.

L’Espagne continue d’estimer qu’il n’y a rien à négocier sur Sebta et Melilla. Qu’en est-il à Rabat ? Peut-on imaginer que le Maroc réclame la restitution de ces présides un jour ?

Au sein de l’Institut marocain d’intelligence stratégique (IMIS), nous avons publié récemment un Policy Paper qui traite spécifiquement de la question des présides espagnols, notamment sur le plan économique, après la décision marocaine de mettre un coup d’arrêt à la contrebande issue de ces deux villes, qui représentait l’équivalent de ce que l’Espagne exportait vers un pays comme l’Australie.

Il n’existe pas de modèle économique viable pour Sebta et Melilla

C’est là pour moi le nœud gordien du sujet : il n’existe pas de modèle économique viable pour ces deux villes espagnoles situées en Afrique, et Madrid s’en rend de plus en plus compte. Au-delà des positions de principe espagnoles, qui sont intangibles au niveau du discours, il y a une réalité qui les rattrape.

États-Unis, Israël, Espagne, Pays Bas… Le Maroc a enchaîné ces deux dernières années les « coups » diplomatiques, en particulier sur le dossier du Sahara. Ces succès indiquent qu’il y a une stratégie qui a été pensée en amont. Est-ce aussi votre sentiment ? Ou estimez-vous que ce sont des opportunités que le Maroc a su saisir ?

La conjugaison de ces « coups » diplomatiques – comme vous les appelez – participe de la nouvelle doctrine de politique étrangère déployée par Mohammed VI depuis plus de vingt ans. Ils ne sont que la face émergée de l’iceberg d’une stratégie bien entendu conceptualisée en amont qui repose sur des fondamentaux rénovés de la position que doit occuper le Maroc dans le concert des nations.

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De manière schématique, le Maroc a longtemps été un pays-pivot entre Orient et Occident, l’une des pierres angulaires du dialogue sur le Moyen-Orient, par exemple, sous le règne de feu Hassan II.

Il y a parfois comme une forme de condescendance mâtinée d’une attitude presque post-coloniale à l’endroit du Maroc

Avec la nouvelle vision de Mohammed VI, s’y est rajoutée la dimension Nord-Sud et Sud-Sud, avec notamment cette conviction que le Maroc est non seulement la porte d’entrée vers l’Afrique, mais également le catalyseur des partenariats Sud-Sud.

C’est ce basculement du centre de gravité de la politique étrangère marocaine, incluant le retour dans l’Union africaine, qui a permis de consolider la position diplomatique du royaume. Cela a entrainé des victoires diplomatiques où le roi était en première ligne, mettant son crédit personnel dans des négociations souvent longues et discrètes.

Comment interprétez-vous le changement global de ton de la diplomatie marocaine, beaucoup moins disposée à accepter les compromis que par le passé ?

Je ne comprends pas l’étonnement de certains lorsque le Maroc affirme de manière claire là où il veut aller et son refus du double langage de la part de pays qui se présentent comme partenaires, notamment sur la question du Sahara. Il y a, selon moi, parfois comme une forme de condescendance mâtinée d’une attitude presque post-coloniale à l’endroit du Maroc, tout simplement parce que le royaume refuse de continuer à affirmer ses convictions mezzo voce. C’est un peu comme si on nous disait « nous savons que vous avez raison en pointant nos contradictions, mais s’il vous plaît, dites-le un peu moins fort ». Eh bien cette période est révolue, et il faudra s’y faire.