Politique

Maroc – Russie : comment les oligarques de Poutine ont tenté de faire du business dans le royaume

Les hommes d’affaires russes, dont beaucoup sont liés au Kremlin, ont longtemps essayé de nouer des liens d’affaires au Maroc. Mais la plupart des accords n’ont jamais abouti, et la méfiance entre Rabat et Moscou est réciproque…

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Mis à jour le 19 mai 2022 à 17:43

Les oligarques russes Iskander Makhmudov et Farkhad Akhmedov © Montage JA; DR; Hollie Adams/Bloomberg via Getty Images

Mi-décembre 2012 à Marrakech. La Mamounia est en effervescence et ses abords sont bouclés par une armada d’agents de sécurité aux aguets. Le mythique palace dirige une opération placée sous le sceau du secret. Denys Courtier, directeur exécutif historique du prestigieux établissement, se contente d’évoquer « le mariage de la fille d’un milliardaire russe ». Or le milliardaire russe en question n’est autre que le président Vladimir Poutine.

Mariage marocain chez les Poutine

Si le mariage officiel aura lieu au pays quelques semaines plus tard, le tsar a choisi la ville ocre pour unir sa fille cadette Ekaterina à Kirill Shamalov, un richissime oligarque, fils de Nikolaï Shamalov, réputé pour sa proximité avec Poutine. Kirill deviendra même un conseiller économique du Kremlin, avant de divorcer d’Ekaterina en 2017 et de lui céder 40 % de sa fortune, soit 600 millions de dollars.

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Ekaterina et son époux offrent alors à leurs invités une fête marocaine démesurée de trois jours, digne des Mille et une nuits. Au total, elle aurait coûté, avec la nuit de noces, plusieurs millions de dollars…

Depuis, aucun nouveau détail n’a fuité. Un article publié sur un site local de Marrakech, dans lequel l’artiste marocaine Noor racontait les coulisses, a même été supprimé. Quoi qu’il en soit, Poutine a lancé la mode du « mariage à Kech » auprès de l’oligarchie et de la jet-set russes. De quoi faire le bonheur des meilleurs wedding planners de la place, ravis de disposer de budgets illimités et de laisser libre court à leur folie des grandeurs.

Benalla et Haguenauer

Mais derrière le strass et les paillettes, Marrakech a aussi sa part d’ombre. En 2019, une enquête menée par la justice française, a mis au jour les liens sulfureux entre Alexandre Benalla et deux ressortissants russes proches du Kremlin, Iskander Makhmudov et Farkhad Akhmedov. Le premier officie dans les mines, les transports et l’énergie à travers un groupe sobrement nommé Kalachnikov. Le second opère dans les hydrocarbures et développe un goût très prononcé pour les œuvres d’art.

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A l’époque, l’ex-Monsieur sécurité du président français est installé à Marrakech, avec l’ambition de faire des « affaires en Afrique ». Sur place, il reçoit au moins 360 000 euros (sur un contrat d’une valeur de 2 millions) de la part des deux oligarques, via sa société marocaine IntraConseil, pour assurer leur protection.

L’architecte de ce contrat de 2017 ne serait autre que le Français Jean-Louis Haguenauer, un homme d’affaires marié à une femme russe, père de la Fondation Montresso, propriétaire de la résidence artistique Le Jardin Rouge à Marrakech, qui dispose d’un puissant réseau en Russie. Surnommé « l’homme de Moscou » par la presse hexagonale, il évolue entre la Russie et l’Afrique. Originaire du Sud-Ouest français, Hagenauer a débarqué à Moscou au milieu des années 1980. Il s’y est taillé une petite réputation dans l’import-export avant d’être recruté au sein de Gossnab, la commission d’État soviétique pour la fourniture en matériaux et équipements.

De fil en aiguille, ce plongeur en eaux troubles s’est mis à fréquenter l’élite de la capitale russe, du monde des affaires au Kremlin en passant par le KGB. Il se lie aussi à plusieurs personnalités françaises, comme Bernard Tapie, Martin Bouygues, Olivier Dassault, mais aussi un certain Thierry Mariani. Il a représenté Dassault en Russie et aurait même dirigé l’une des boîtes de nuit les plus huppées de Moscou jusqu’en 2015 : le K19, situé en face du siège du FSB (ex-KGB) où festoyaient tout ce que la capitale russe compte d’oligarques, d’hommes d’affaires et de diplomates.

Le Maroc, plaque tournante des oligarques ?

Autant d’éléments qui interrogent sur les réseaux russes dans le royaume chérifien. D’autant que depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le Maroc a soigneusement évité de se mettre à dos les parties prenantes au conflit. Début mars, le royaume n’a pas participé au vote d’une résolution de l’ONU condamnant l’agression russe.

Résultat ? Le pays ne figure pas sur la liste des pays sanctionnés par Poutine. Selon Artem Tsinamdzgvrishvili, représentant commercial à l’ambassade russe à Rabat, « le royaume du Maroc reste le troisième partenaire commercial de la Fédération de Russie parmi les pays du continent africain, après l’Égypte et l’Algérie ». Le volume des échanges commerciaux entre la Russie et le Maroc a d’ailleurs enregistré une hausse de 50 % en janvier et février 2022 par rapport à 2021, mais reste relativement faible, en dessous de 2 milliards de dollars.

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Alors que les autorités marocaines s’étaient fixé l’objectif ambitieux d’accueillir 2 millions de touristes russes d’ici À 2020, elles n’en ont reçu que 10 000 en 2019, dont la majorité a privilégié Agadir. Au point qu’en 2018, cette ville du sud a inauguré un delphinarium financé par des fonds russes à hauteur de 8 millions de dirhams (près de 755 000 euros).

Plus récemment, entre février et mars 2022, les autorités marocaines ont donné l’autorisation à plusieurs compagnies aériennes et jets privés russes d’atterrir et de décoller de l’aéroport d’Agadir Al-Massira, alors qu’une trentaine de pays européens ont fermé leur espace aérien à la Russie. Valérian Shuvaev, l’ambassadeur de Russie à Rabat, évoque « des ressortissants russes établis en Amérique Latine, désireux de regagner leur pays ».

En réalité, il se serait surtout agi d’oligarques russes désireux de traverser l’Atlantique pour rejoindre les paradis fiscaux des Antilles. Ils ont donc pu faire escale à Agadir pour faire le plein de kérosène avant de repartir. « Évidemment, à partir du moment ou cela s’est su publiquement, les autorités marocaines ont demandé poliment aux Russes de ne plus emprunter ce chemin aérien », relate une source très proche des milieux de la Défense.

Des accords russo-marocains avortés

Du côté russe néanmoins, les tentatives pour faire du business au Maroc ont été nombreuses, mais presque toujours infructueuses. En 2006, déjà, la presse russe annonçait en grande pompe l’arrivée d’un des cinq plus grands groupes russes financiers, IFC Metropol, sur le marché marocain. Un « mastodonte » prêt à investir 150 millions de dollars dans un projet touristique à Marrakech et 60 millions de dollars dans une usine d’engrais pour l’Office chérifien des phosphates (OCP). Seize ans plus tard, le projet est au point mort.

En mars 2016, juste après la visite officielle du roi Mohammed VI au Kremlin, les effets d’annonce se succèdent. La Russie promet un approvisionnement en GNL (gaz liquéfié) à destination du Maroc et évoque l’installation d’une usine de fabrication de camions militaires de la marque Kamaz dans le royaume. L’entreprise exporte dans dix pays africains et dispose d’une usine d’assemblage en Éthiopie. Mais là encore, rien. Hasard ou non, pendant des années, Jean-Louis Haguenauer a prospecté sur le continent au profit de Kamaz.

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« Dès 2006, après une visite de Poutine, l’État marocain a signé des contrats d’armement avec la Russie, affirme notre source proche des milieux militaires. Ils prévoyaient entre autres l’achat de cent hélicoptères et d’un système de défense aérien, mais cela n’a jamais abouti pour des raisons culturelles, techniques et politiques : la proximité de la Russie avec le régime algérien et ses intérêts sur place, sa position diplomatique sur le Sahara, mais aussi notre propre proximité avec les États-Unis et la France, qui voient d’un très mauvais œil ce genre de deal passé avec Moscou. »

L’un des rares accords qui a abouti concerne l’approvisionnement du marché national avec du blé russe, signé en 2016 entre El Hachmi Boutgueray, PDG d’Anouar Holding, et la filiale russe du courtier suisse Glencore. Mais depuis, ce dernier a pris ses distances avec le milieu des affaires russe, qu’il estime « toxique ». Néanmoins, la Russie exporte toujours du blé au Maroc.

Raffinerie russe : le grand mirage

En octobre 2019, en marge du forum économique Afrique-Russie à Sotchi, la MAP, l’agence de presse officielle du Maroc, annonçait la signature d’un accord pour la construction d’une raffinerie de pétrole d’une valeur de 2 milliards d’euros. À l’époque, le lieu de son installation était encore incertain : Nador, Kénitra et Dakhla étaient évoqués. En réalité, le contrat a été paraphé dès mars 2019 par le directeur général de la société MYA Energy, Moulay Youssef El Alaoui, l’homme d’affaires Rahal Boulgoute, réputé proche des milieux sécuritaires marocains, le président de la Banque de développement de la Fédération de Russie (VEB), Daniil Algulyan, et le vice-président du Centre russe pour l’exportation (EXIAR), Nikita Gusakov.

En coulisses, Moulay Youssef El Alaoui se serait même adjoint les conseils d’un expert russe, Raushan Telyashev, ancien manager chez Shell, passé par le géant russe Lukoil, puis par la multinationale Genoil au Moyen-Orient, avant d’ouvrir son propre cabinet de consulting, Energy and Engineering. Le Russe était notamment censé se rendre au Maroc afin de conduire les études de terrain et de s’assurer de la faisabilité du projet.

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En 2015, la Samir, unique raffinerie nationale, était déjà à l’arrêt total, et le royaume importait 100 % de ses besoins en carburant. Le projet de raffinerie russe aurait pu permettre au Maroc de produire du carburant maritime et du carburant pour le marché national. Surtout, après Sotchi, Vladimir Poutine a accentué sa pression sur les acteurs pétroliers nationaux, notamment Lukoil, pour qu’ils s’étendent davantage sur le continent africain.

Le projet pharaonique semble mort-né. Deux mois après la signature du contrat en 2019, Rahal Boulgoute « s’est retiré du deal pour des raisons personnelles ». Et quand Jeune Afrique contacte Moulay Youssef El Alaoui, un interlocuteur mystère assure qu’il « a changé de numéro de téléphone depuis longtemps ».

Méfiance et chasses gardées

Du côté des hauts cadres de l’administration marocaine, des experts en énergie et même des militaires, personne n’a jamais cru en ce projet ni même lu, vu ou entendu quoi que ce soit de concret. « Les Russes investissent surtout dans le secteur énergétique et bancaire, et au Maroc, ce sont des chasses gardées. Je pense que les autorités sont réticentes à l’idée d’ouvrir leur marché aux oligarques russes. Il s’agit de deux pouvoirs économiques dont la nature est plutôt clanique et monopolistique, cela génère donc de la méfiance réciproque, souligne notre source proche des milieux militaires.

Pour autant, la Russie poursuit ses tentatives. Début mai, Timipre Sylva, ministre d’État nigérian aux Ressources pétrolières, a indiqué que plusieurs investisseurs russes souhaitaient financer une partie du gazoduc Maroc-Nigeria, un projet encore très hypothétique. Reste que Moscou investit très peu au Maroc. Selon les chiffres de l’Office des changes, les investissements directs russes dans le royaume se sont élevés à 2 millions de dirhams de janvier à septembre 2021, à 19 millions de dirhams en 2020, et à… 0 en 2019. Dans le domaine des engrais, le Maroc et la Russie sont même en concurrence directe. Du fait des sanctions européennes, le producteur russe PhosAgro a dû suspendre ses exportations, une véritable aubaine pour l’OCP, qui pourrait prendre sa place.

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« Jusqu’à très récemment, les distributeurs d’hydrocarbures au Maroc achetaient environ 12 % de leur volume total à la Russie. Le reste des échanges et des investissements entre les deux pays concernent majoritairement l’agriculture et la pêche, confie un expert des relations internationales. Finalement, celui qui doit connaître le mieux les dirigeants et les hommes d’affaires russes, c’est sûrement notre chef de gouvernement, Aziz Akhannouch, qui a passé douze ans au ministère de l’Agriculture et dirige Afriquia, l’un des distributeurs de carburants les plus importants du pays. » Et pourtant, même de ce côté-là, rien à signaler si ce n’est la quasi disparition des tomates marocaines dans les rayons russes : leur volume de vente est passé de 126,48 millions de kilos en 2016 à seulement 181 000 kilos en 2021.

Interrogé sur le montant et les secteurs clés des investissements russes au Maroc, la CGEM (le syndicat des patrons), qui a organisé plusieurs forums économiques entre les acteurs marocains et russes au cours des dernières années, s’est quant à elle contentée de répondre qu’elle n’avait « aucune donnée » à fournir. Manifestement, la Russie est devenue un sujet gênant.