« Autiste », « Illuminé », « Il me rappelle Franco », « Ça sera la Libye »… Le 11 mai, l’eurodéputé espagnol, Javier Nart a sorti la sulfateuse pour dire tout le bien qu’il pensait du président tunisien, Kaïs Saïed, et de sa gouvernance au Parlement européen.
Au point que David McAllister, le président de la commission des Affaires étrangères a conseillé à son collègue d’éviter d’utiliser des termes « offensants » pour qualifier des dirigeants étrangers.
Au-delà des saillies verbales de l’ancien journaliste, qui a visité la Tunisie avec d’autres élus européens du 10 au 14 avril, c’est son récit d’une anecdote qui est le plus explosif : « L’Union européenne a dû financer deux navires de blés car il n’y avait ni blé, ni fonds pour payer. Si on ne donnait pas l’argent en cash, on ne pouvait pas débarquer la cargaison. » Une petite phrase passée relativement inaperçue en Tunisie, où les problèmes de pénurie deviennent pourtant alarmants.
Maigres précisions
En deux phrases, l’élu de centre droit dépeint une population sans nourriture et un pays incapable de payer la marchandise de deux « simples » cargos. L’histoire est édifiante. Est-elle véridique ?
Javier Nart n’a pas souhaité répondre directement à Jeune Afrique. Il a préféré laisser son assistante le faire, avec de maigres précisions : « Il s’agit d’une aide humanitaire d’urgence de 20 millions d’euros pour l’achat de blé. Les modalités de déboursement ne sont pas encore accordées. La cheffe de gouvernement tunisienne [Najla Bouden] a critiqué l’aide humanitaire affirmant qu’elle ne payait l’achat que d’une cargaison. »
La facture a-t-elle été payée cash, comme l’affirme l’eurodéputé ? Quelles sont ces « modalités de déboursements » ? Quand la ou les livraisons ont-elles eu lieu ? L’argent a-t-il été versé à l’État tunisien ou au négociant ? Impossible d’en savoir plus.
Visiblement peu renseignée sur le dossier, l’assistante parlementaire n’a fait que répéter les instructions du député, insistant sur le fait que Najla Bouden a critiqué cette aide humanitaire. Le président de la délégation, le député chrétien-démocrate allemand Michael Gahler, n’a pas souhaité confirmer ou infirmer cet épisode.
Mistigri
Le brouillard est tout aussi dense à Tunis. La Kasbah, siège de la présidence du gouvernement, n’a répondu ni aux appels, ni aux messages écrits. Une source au sein de l’Office des céréales, qui a le monopole de l’achat de ces denrées, assure qu’aucune transaction réglée par l’Union européenne (UE) n’a été réalisée ces dernières semaines.
Mais elle n’exclut pas que l’Office ait été court-circuité. Les différents ministères se refilent le mistigri : l’Agriculture renvoie aux Finances qui se décharge sur le Commerce qui se défausse à la direction de la Concurrence (sic) qui propose de contacter l’Office des céréales…
La seule certitude est qu’il a fallu affréter deux navires, et non un seul, si les 20 millions d’euros ont bien été versés d’une manière ou d’une autre. Selon l’office des céréales, les cargos de blés arrivant dans les ports de Tunisie ont une capacité de 25 000 tonnes et les dernières transactions se sont faites autour de 428 euros la tonne. Les 20 millions d’euros correspondent donc à une valeur marchande d’environ 47 000 tonnes de blé, soit quasiment deux bateaux pleins.
Aide contre pression
Mais dans ce récit, ce n’est pas tant l’enjeu économique qui compte que le volet politique. Si les propos de Javier Nart ont été particulièrement véhéments, sa conclusion rejoint celle de ses collègues de la délégation : l’UE se doit d’aider économiquement la Tunisie, mais elle doit subordonner son aide à une pression accrue sur Kaïs Saïed pour qu’il accepte un dialogue inclusif comprenant les partis politiques d’opposition, les syndicats et la société civile.
Or le 30 mars – 10 jours seulement avant l’arrivée des députés – le Commissaire européen à l’élargissement et à la politique européenne de voisinage, Olivér Várhelyi, a rencontré Kaïs Saïed et s’est dit prêt à mobiliser 4 milliards d’euros pour favoriser l’investissement en Tunisie, sans qu’il ne soit question publiquement de contrepartie politique.
« Les eurodéputés sont plus critiques que la Commission dont l’agenda concerne surtout la migration et la sécurité. Ils sont plus à l’écoute de l’exaspération des opposants qu’ils rencontrent », détaille le politologue Selim Kharrat. Le récit des bateaux de blé payés par l’UE aurait ainsi eu pour but de convaincre les instances européennes de faire preuve de plus de fermeté envers Carthage.