À 77 ans, il aurait pu se contenter d’observer, en expert averti, l’agitation de la scène politique tunisienne. Mais Ahmed Nejib Chebbi, fondateur du parti El Amal, a choisi d’agir, en lançant un front de salut national, qui vise à faire dialoguer diverses composantes de la vie publique.
Ancien opposant à la dictature de Ben Ali, il se dresse aujourd’hui contre le projet du président Kaïs Saïed, qui, le 25 juillet 2021, s’est accaparé l’essentiel des pouvoirs et a gelé le activités de l’Assemblée avant de la dissoudre, le 30 mars 2022. Alors que ces dix dernières années sont jugées avec sévérité par les soutiens du chef de l’État, Ahmed Nejib Chebbi refuse que le pays, qui a entamé une transition difficile après la révolution de 2011, jette le bébé avec l’eau du bain. Rencontre.
Jeune Afrique : Le 26 avril, vous avez fondé le Front de salut national. De quoi s’agit-il ?
Ahmed Nejib Chebbi : Ce front a pour vocation de répondre à la double crise, politique et socio-économique, qui sévit en Tunisie. Celle-ci a été déclenchée par une offensive organisée par le président, Kaïs Saïed, le 25 juillet 2021, à la suite d’une autre crise, qui, elle, avait conduit à la paralysie de l’État.
Le président n’a rien à offrir aux Tunisiens en dehors de discours qui les divisent et les opposent
Des luttes partisanes provoquaient une instabilité gouvernementale, tandis que la Tunisie s’enfonçait dans une crise économique sévère. Kaïs Saïed s’est alors accaparé la totalité des pouvoirs : après avoir démantelé plusieurs instances constitutionnelles, il s’est attaqué, en avril dernier, à l’indépendance de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie).
Cela ôte toute crédibilité et toute légitimité au processus électoral qu’il compte engager en organisant un référendum [le 25 juillet prochain] puis des législatives [le 17 décembre]. Cent vingt et un députés sont actuellement poursuivis pour complot contre la sûreté de l’État au motif qu’ils ont tenu, le 30 mars 2022, une réunion plénière à distance.
En réponse, le Parlement a été dissout, sans aucun fondement juridique ni constitutionnel. Des hommes politiques et des journalistes sont poursuivis devant la justice militaire pour délit d’opinion. La dégradation de la situation a conduit à la fondation du Front de salut national. Cette crise politique majeure a pour enjeu la démocratie : allons-nous sauvegarder nos acquis ou renouer avec le despotisme de l’ancien régime ?
Les mesures présidentielles que vous dénoncez ne sont-elles pas transitoires ?
Les décisions prises le 25 juillet 2021, loin d’apporter des solutions à la crise, n’ont fait que l’aggraver. La Tunisie est désormais isolée sur la scène diplomatique, et son parcours suscite des interrogations de la part des États amis. Kaïs Saïed s’est coupé de l’ensemble des pays qui comptent ainsi que des instances internationales.
Cela se traduit par un taux d’endettement record, à hauteur de 100% du PIB, lequel provoque une dégradation de la note souveraine et donc, faute de pouvoir lever des fonds sur la scène internationale, une asphyxie financière. L’État ne peut plus honorer ses engagements.
Le président, par ses décrets, n’aide pas le pays à se remettre en selle : il s’attaque aux investisseurs et jette la suspicion sur les milieux d’affaires. Résultat : l’investissement s’effondre, les prix flambent et les pénuries sont récurrentes. Les Tunisiens se rendent compte que le chef de l’État n’a rien à leur offrir en dehors de discours qui les divisent et les opposent.
Quels sont les objectifs de cette mobilisation ?
Il s’agit de rassembler les forces politiques pour revenir à la démocratie, en passant par un dialogue national inclusif. Une expérience similaire avait réussi en 2013. Je souhaite que tous les protagonistes de la crise actuelle discutent, ensemble et dans une dynamique semblable, d’un programme de sortie de crise incluant des réformes économiques et constitutionnelles. Il est essentiel de revenir à la démocratie sans retomber dans les travers des années précédentes.
Que vaut un dialogue national, dans les conditions actuelles ?
La Tunisie n’a pas le choix. Ses élites politiques sont divisées, la dégradation socio-économique devient incontrôlable. Le pays ne pourra s’en sortir qu’avec un programme de sauvetage destiné à arrêter l’hémorragie financière et à relancer l’économie. In fine, il s’agit de retrouver la confiance et d’engager toutes les composantes politiques et celles de la société civile sur la voie des réformes.
Ce programme doit répondre à une question simple : la Tunisie doit-elle satisfaire aux exigences du Fonds monétaire international (FMI) ? Comme ce plan sera socialement coûteux, il faudra prévoir des mesures d’accompagnement pour ceux qui en subiront les effets. Sans consensus national, il sera très difficile à appliquer.
La crise a été également constitutionnelle…
Effectivement, l’exécutif avait deux têtes, qui se paralysaient mutuellement. Les partis se livraient à une lutte perpétuelle pour s’approprier les rouages de l’État au lieu de le servir. Il faut trouver le moyen de se prémunir contre cette situation, évaluer l’impact qu’a eu le Code électoral sur l’émiettement des forces parlementaires, et, enfin, renouer avec la stabilité gouvernementale.
Ennahdha n’est plus une partie du problème mais une partie de la solution
Notre feuille de route prévoit aussi la tenue d’élections anticipées, et nous sommes encouragés en ce sens par le Parlement. Réuni le 30 mars, il a en effet déclaré que les mesures exceptionnelles n’avaient aucun fondement constitutionnel et que l’Assemblée se mettait à la disposition d’un dialogue national, ce qui est essentiel pour investir un exécutif et lui donner une base légale.
Votre initiative n’est-elle pas hors la loi ? Comptez-vous constituer un gouvernement parallèle ?
Il ne s’agit pas de créer une dualité entre deux légitimités qui s’opposent. La Tunisie a besoin d’un gouvernement de sauvetage, issu d’un dialogue national et consacré par l’Assemblée, dont ce sera la seule intervention. Le processus se fait sans exclusion aucune. Rien n’empêche les soutiens de Kaïs Saïed de rejoindre l’initiative du Front de salut.
On vous reproche de vous allier à Ennahdha, à la coalition Al Karama et à Qalb Tounes, trois mouvements accusés d’être à l’origine de l’instabilité politique…
Durant ces dix dernières années, j’ai été un opposant à Ennahdha, parce que je considérais que ce parti était dans l’erreur. Je ne reviens pas sur mes critiques, mais je constate que les choses ont changé. Ennahdha a compris qu’il était de son intérêt de se battre pour le retour de la démocratie, pour le respect des libertés, pour la séparation des pouvoirs et pour des élections anticipées.
Aujourd’hui la position d’Ennahdha est telle qu’elle n’est plus une partie du problème mais une partie de la solution. Elle sera de toute façon jugée par les urnes, qui lui donneront le poids qu’elle mérite. Si l’on veut réellement rétablir la démocratie, il faut réunir toutes les composantes qui le souhaitent. Ennahdha en est l’une des plus importantes. En tant que responsable politique, je ne peux pas rester prisonnier du passé, je me projette vers l’avenir.
Comment faire avec une volonté opposée, qui est celle du président de la République ?
Tout le problème est là, puisqu’il ne croit pas au dialogue et que, bien avant le 25 juillet, il avait ignoré le projet de dialogue proposé par l’UGTT. Il n’a rien voulu entendre et a agi de manière à envenimer la crise pour légitimer son offensive inconstitutionnelle.
Que répondez-vous aux accusations de Kaïs Saïed ?
Je suis là pour contribuer au retour de la démocratie. Actuellement, les conditions d’une consultation populaire, qu’elle se fasse par le biais d’un référendum ou par celui des élections, ne sont pas réunies. L’une d’entre elles est le pluralisme, avec un débat contradictoire libre.
La consultation populaire numérique était un simulacre
Or il n’existe pas, puisque la décision politique a été monopolisée et qu’il n’y a plus d’instance indépendante pour superviser une consultation populaire dans un cadre constitutionnel qui garantisse les libertés et la séparation des pouvoirs.
La consultation populaire numérique de janvier-mars 2022 était un simulacre, destiné à obtenir un plébiscite – une technique à laquelle tous les dictateurs ont recours. Le soutien populaire que l’on prête à Kaïs Saïed est assez passif, puisque les Tunisiens n’ont pas participé à cette consultation nationale et que très peu répondent aux appels à manifester.
Dans une situation d’extrêmement tension, cette exclusion des représentants politiques et de la société civile d’une part, et ce lien direct supposé entre le président et le peuple d’autre part ne laissent rien présager de bon.
Vous sentez-vous personnellement menacé ?
Pas de manière imminente, mais je n’exclus absolument pas que Kaïs Saïed puisse avoir recours à la répression à mon égard. J’ai connu la prison, je n’ai jamais baissé la tête. Ce n’est pas aujourd’hui que je vais vaciller. Je sais ce que tout cela coûtera et je suis prêt à en payer le prix. Il s’agit de mon pays, de son avenir, de celui de mes petits-enfants. Je ne peux pas me dérober.
Certains accusent les membres du Front de salut national d’entretenir des liens de proximité avec des puissances étrangères, voire de comploter contre l’État…
L’opposition tunisienne a une histoire et s’est imposée comme force patriotique. La crise avec les partenaires internationaux de la Tunisie est due à Kaïs Saïed. Lui-même ne se prive pas de recevoir les représentants des États ou des parlements étrangers pour se livrer à des attaques contre les forces intérieures.
Il est fort mal placé pour donner des leçons de patriotisme. Rien que cela prouve qu’il n’est pas à la hauteur de ses responsabilités : un président unit, fédère, et ne divise pas.