Les traits tirés par le cumul des tensions ces derniers mois, Rached Ghannouchi, président d’Ennahdha, est toujours, à 81 ans, en première ligne. Haï par les uns, adulé par les autres, le président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) est une figure clivante, et l’un des rares dirigeants politiques à se dresser contre le projet du président de la République Kaïs Saïed.
Malgré la dissolution de l’Assemblée, annoncée par le chef de l’État le 26 mars, il continue à s’exprimer. Pour avoir enfreint le gel du Parlement et organisé le 30 mars une plénière à distance, il devrait, ainsi que certains députés, répondre devant un juge des accusations de « complot contre la sûreté de l’État ». Dans un entretien exclusif à Jeune Afrique, le leader islamiste déroule ses arguments et espère que la sagesse prévaudra.
Jeune Afrique : Avez-vous été surpris par la décision de Kaïs Saïed de dissoudre l’Assemblée ?
Rached Ghannouchi : Elle était plausible, mais je ne pensais pas qu’il irait jusque-là. Par le gel du Parlement le 25 juillet 2021, il avait montré qu’il distinguait la dissolution de l’hémicycle d’une suspension d’activité. Il n’ignorait pas que les conditions de la dissolution de l’Assemblée telles que prévues par la Constitution sont très précises et qu’elles ne pouvaient s’appliquer selon la configuration du 25 juillet.
En gelant le Parlement, il reconnaissait son existence, si bien que la dissolution qu’il a décrétée est étrange. D’ailleurs, entre le 25 juillet 2021 et mars 2022, le président Saïed a indiqué plusieurs fois qu’il ne pouvait dissoudre l’Assemblée. Il l’a même réaffirmé deux jours avant de faire tout le contraire. Sa décision est une réaction qu’il n’a pas pondérée, il a réagi au fait que les élus aient tenu une plénière. Selon lui, ils ont passé outre ses directives.
Kaïs Saïed a détruit toutes les instances démocratiques installées depuis dix ans
Est-il vrai qu’en 2013 quand Mustapha Ben Jaafar, président de la Constituante, a souhaité suspendre l’Assemblée en raison de l’escalade des tensions politiques, vous aviez consulté un constitutionnaliste nommé Kaïs Saïed ?
Effectivement. Il avait été alors clair et précis : Kaïs Saïed avait affirmé que les conditions n’étaient pas réunies pour dissoudre l’Assemblée. Dans un cas de figure similaire, neuf ans plus tard, il a fait exactement ce qu’il estimait être contraire aux dispositions de la loi fondamentale provisoire adoptée par la Constituante et qui ont été ensuite reprises dans la Constitution de 2014.
Le plus absurde est que le président a activé le 25 juillet 2021 l’article 80 de la Constitution au nom d’un danger imminent. Mais ce même article prévoit que, dans ce cas, l’Assemblée est réputée être en plénière permanente.
Que pensez-vous de la mise à l’écart, pour les prochaines échéances, dont le dialogue national et les élections législatives, des acteurs politiques en place depuis 2011 ?
La diabolisation de cette décennie est terrible. Pourtant, au cours de ces années, la Constitution a été mise en place, six scrutins, dont personne ne met en doute la transparence, ont été tenus, la Tunisie a même reçu le prix Nobel, ainsi que d’autres distinctions couronnant sa volonté d’implanter la démocratie. Kaïs Saïed a tiré un trait sur tout cela en détruisant toutes les instances démocratiques installées depuis dix ans. En accusant la justice d’être inféodée, alors qu’elle était indépendante. Et il a fini par remplacer le Conseil supérieur de la magistrature par un autre, qui semble inactif.
Avoir convoqué et tenu une plénière vous vaut, après avoir été entendu par la brigade anti-terroriste, d’être déféré, avec d’autres élus, devant un juge pour « complot contre la sûreté de l’État ». Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Nous sommes revenus à une situation comparable à celle d’avant la révolution et on applique les mêmes lois qui avaient déjà servi à nous condamner en 1981, 1987 et 1992. Pourtant, la cour de sûreté de l’État n’existe plus. Mais les lois qui assimilent les opposants à des terroristes demeurent. Nous avons pourtant été élus par le peuple, lors d’un scrutin validé et sans qu’aucun pourvoi ait fait annuler les résultats.
Nous sommes aujourd’hui sortis de la démocratie, laquelle implique le respect des urnes et de l’alternance politique. Prétendre que ce qui se passe traduit la volonté du peuple est un raccourci. Le peuple est multiple et seules des élections peuvent refléter les aspirations d’une majorité. En 2019, il a confirmé, tirant les leçons de la dictature de Ben Ali, être favorable à un régime parlementaire. Le peuple ne voulait plus qu’un seul homme détienne tous les pouvoirs. Or des partis élus doivent aujourd’hui se comporter comme s’ils étaient dans la clandestinité et travailler dans le secret.
Kaïs Saïed a aussi obtenu une majorité de suffrages à la présidentielle de 2019.
Évidemment, et il n’est pas question de revenir là-dessus. Mais le président a été élu dans le cadre d’une Constitution qui définissait ses prérogatives et il est sorti de ce cadre le 25 juillet. La plénière tenue le 30 mars s’est contentée de lever les mesures exceptionnelles qui conféraient à Kaïs Saïed des pouvoirs non-prévus par la Constitution.
Les députés ont simplement rappelé au président le rôle que lui a fixé la Constitution. Il ne faut pas oublier qu’à la présidentielle, il avait recueilli près de 620 000 voix au premier tour et 2,7 millions au second. Un différentiel principalement dû au report de voix de nos électeurs.
On oublie qu’il faut parfois plus de dix ans pour qu’un pays redémarre après une révolution
Qu’est-ce qui a changé depuis 2019 pour que vos relations avec Kaïs Saïed se dégradent à ce point ?
À l’époque, il n’était hostile à personne et échangeait avec nous directement ou à travers ses collaborateurs. Le pouvoir peut changer les hommes.
Pourquoi la dernière décennie a-t-elle été qualifiée de décennie noire ?
C’est un raccourci qui s’inspire de ce qu’a vécu l’Algérie et qui n’a rien à voir avec l’expérience tunisienne. Entre 2011 et le 25 juillet 2021, nous avions renoué avec la liberté, dont celle d’expression, et l’État s’est employé à se doter d’instances constitutionnelles pour agir selon les standards internationaux de la démocratie.
Entre les élections, les créations de parti, le développement des médias et la répartition des pouvoirs, les acquis ne sont pas négligeables. L’économie a certes beaucoup pâti du manque de compétences et d’une situation géopolitique tumultueuse. Mais on oublie qu’il faut parfois plus de dix ans pour qu’un pays redémarre après une révolution. En 2012-2013, la croissance était de 3,5 %, avec des créations d’emplois et des augmentations salariales.
La situation n’était-elle pas déjà précaire ?
Il y avait surtout une instabilité gouvernementale, mais la démocratisation était en cours. Après le 25 juillet, non seulement la situation économique a périclité, au point que le pain et d’autres produits de base sont venus à manquer, mais nous avons aussi perdu la démocratie. Le 25 juillet n’a pas apporté à la Tunisie ce dont elle a besoin, notamment le développement.
En outre, on trompe les Tunisiens en leur assurant que le pays est riche, mais qu’il doit récupérer ses richesses. Ils ont pu constater que tel n’était pas le cas. Par contre, les atteintes aux droits de l’homme se multiplient, au point qu’Amnesty International a rouvert son bureau de Tunis. Sans oublier les fractures qui traversent la société, avec un discours qui distingue les bons des méchants, les patriotes des traîtres et qui installe la haine entre Tunisiens.
Pourquoi cette hostilité à l’égard d’Ennahdha ?
C’est un effet du populisme. On nous impute tous les maux du pays, mais rien, malgré toutes les enquêtes, n’a pu être retenu contre Ennahdha, pas l’ombre de la moindre corruption. Le monde a pu le constater avec la mise en résidence surveillée injustifiée de Noureddine Bhiri (président du groupe parlementaire d’Ennahdha et ancien ministre de la Justice, ndlr) pendant deux mois. Malgré toutes les recherches, toutes les accusations d’enrichissement et autres rumeurs, la justice n’a rien trouvé contre lui.
On vous impute aussi des crimes politiques…
Oui, cela peut être exprimé ainsi. J’ai hésité à répondre à la convocation de la brigade anti-terroriste puisque je suis couvert, en tant que député, par une immunité parlementaire qui empêche le parquet de nous interroger. Mais par respect pour la justice, je me suis présenté aux enquêteurs en me prévalant de mon immunité, comme le prévoit la Constitution, pour ne pas répondre aux questions. Elles n’avaient d’ailleurs pas lieu d’être puisque l’hémicycle est un espace de liberté. Finalement, nous en sommes réduits à ce que le pouvoir exécutif, après s’en être pris au pouvoir judiciaire, juge aujourd’hui le pouvoir législatif.
Les Tunisiens ne devraient pas tenir compte des discours de haine et agir pacifiquement pour retrouver les équilibres qui sont les leurs
Que demandez-vous ?
Un retour à la Constitution et une gouvernance sage, qui respecte les droits de l’homme et qui résout les problèmes par le biais d’élections. Le président a tout à fait le droit de vouloir promouvoir un projet, il lui suffit de le proposer à l’occasion d’un scrutin ouvert à tous. Kaïs Saïed a prêté serment sur la Constitution, nous lui demandons de respecter cet engagement.
La Tunisie ne peut être dirigée par la volonté d’un seul, mais à partir d’une Constitution et sur la base du principe de séparation des pouvoirs, comme le prévoit la démocratie. D’ailleurs, comment peut-on accuser des députés d’avoir commis un coup d’État alors qu’ils n’ont aucun appareil exécutif à leur disposition ? Les seules armes d’un Parlement sont les paroles.
Vous avez annoncé la tenue d’une autre plénière. Est-ce une provocation ?
Nous considérons que le Parlement, conformément à l’article 80, est réputé en réunion permanente. Cette partie de l’article 80 n’a pas été prise en considération par le président le 25 juillet 2021. Nous continuons donc à siéger. Le comble est qu’en voulant appliquer la Constitution, les députés sont présentés comme des criminels.
La crise peut-elle être résolue ?
La situation économique et politique est très difficile. Les Tunisiens ne devraient pas tenir compte des discours de haine et doivent agir pacifiquement pour retrouver les équilibres qui sont les leurs. Il leur faut aussi refuser la destruction de leurs acquis, défendre les instances constitutionnelles, les institutions de l’État et soutenir un dialogue national sans exclusion aucune. En se référant à la Constitution, ils se protègeraient de la dictature.