Plusieurs mois après l’attaque de la prison d’Al-Sinaa, à Hassaké (Nord-Est syrien), par des éléments de Daech, la question des fugitifs jihadistes et de la menace qu’ils représentent se pose avec acuité. Dans ce centre de détention contrôlé par la coalition arabo-kurde des Forces démocratiques syriennes (FDS) étaient entassés plus de 4 000 jihadistes et 800 mineurs – locaux ou étrangers – depuis la fin territoriale de l’auto-proclamé califat en 2019.
L’assaut mené fin janvier par Daech a permis l’évasion de plusieurs centaines de jihadistes. Les combats ont duré plusieurs semaines. Les FDS ont dénombré près de « 120 assaillants » tués et déploré 121 morts dans leurs rangs, dont 77 gardiens ou civils travaillant au sein de la prison, parmi lesquels des cuisiniers, retrouvés égorgés.
Éléments dangereux
Nouri Mahmoud, porte-parole des Unités de protection du peuple (YPG), explique qu’il est difficile de chiffrer le nombre de jihadistes qui se sont échappés lors de l’attaque. « 800 ont fui au départ, mais ils ont été circonscrits dans un périmètre de sécurité. » Côté Daech, il évoque le chiffre de 200 jihadistes tués.
« Des assaillants ont pu devenir des prisonniers, des prisonniers ont pu fuir. La confusion était totale durant les combats. Nous avons créé un comité spécial d’identification en partant d’une base de données élaborée précédemment à partir des empreintes, des yeux… », révèle-t-il à Jeune Afrique.
Selon des sources syriennes et irakiennes proches des renseignements et de la coalition, entre 50 et 300 jihadistes seraient dans la nature, tandis qu’une centaine de prisonniers ont été hospitalisés.
« Dès les premières heures suivant l’attaque, Daech a organisé la fuite de près de 50 hommes vers Raqqa et Deir ez-Zor [frontière syro-irakienne, ndlr], explique une source de Deir ez-Zor. Il y avait quelques jihadistes du Maroc, d’Algérie et de Tunisie dans la prison d’Al-Sinaa… Certains auraient été tués pendant la riposte, d’autres neutralisés, et peu auraient fui. »
Abou Ahmed al-Maghribi est d’origine marocaine, mais il est arrivé de France. Et Abou Samaya vivait à Sfax, en Tunisie
« Plus important que l’évasion en tant que telle, ajoute notre source, est la dangerosité des fugitifs. Parmi les jihadistes d’Afrique du Nord incarcérés dans le Nord-Est syrien, certains sont des émirs et des spécialistes de la gestion de groupe. D’autres ont commis des massacres et sont des combattants aguerris. Daech a notamment tenté de libérer Abou Ahmed al-Maghribi, considéré comme un expert en explosifs, mais il aurait été tué pendant l’opération. Quant aux éléments originaires d’Afrique qui sont parvenus à s’échapper, comme Abou Samaya al-Tunsi, ils ne sont pas plus de cinq. »
Notre source retrace l’itinéraire de ces deux jihadistes : « Abou Ahmed al-Maghribi est d’origine marocaine, mais il est arrivé de France. Abou Samaya, lui, vivait à Sfax, en Tunisie. Ils sont arrivés en 2013, ont vécu à Raqqa, dans les régions de Madan, d’Abou Kamal, et aussi dans la province de Salah al-Din (Irak) et à Mossoul. Ils sont ensuite allés à Deir ez-Zor et ont été arrêtés à Al-Baghuz Fawqani. Abou Ahmed était rattaché à la Katiba al-Bittar al-Libi (dont faisait partie Abdelhamid Abaoud, cerveau des attentats de novembre 2015 à Paris). Abou Samaya évoluait avec ce que l’on appelait localement « l’armée d’Omar. » Cette dernière a commis des crimes de guerre dans la région de la tribu des Chaïtat et a participé aux meurtres de civils à Deir ez-Zor, Raqqa et Mossoul. Ils sont très importants car ce sont des experts dans la fabrication d’explosifs et dans le domaine des “pièges” ».
Mission rapatriement
De leur côté, les responsables politiques du Nord-Est syrien, qui gèrent une grande partie des prisonniers jihadistes sous la supervision de la coalition internationale, ont souligné, après l’attaque, l’importance du rapatriement de tous les étrangers. Déjà, certains pays africains ont récupéré quelques-uns de leurs citoyens détenus dans cette zone grise – autonome de facto.
Ils sont près de 2 000 jihadistes étrangers incarcérés dans les prisons des FDS depuis la fin de la territorialisation du groupe terroriste, lors de la bataille d’Al-Baghuz Fawqani, début 2019. Selon nos informations, le Nigeria, le Maroc et le Soudan sont à ce jour les seuls pays africains à avoir commencé à rapatrier certains de leurs ressortissants.
Près de 10 000 citoyens africains (en provenance essentiellement du Maroc, d’Algérie, de Tunisie, de Libye, d’Égypte, du Soudan, du Nigeria, de Somalie, d’Afrique du Sud, du Kenya, du Sénégal et de Madagascar) ont rejoint Daech en Irak et en Syrie depuis 2013, sur un total de plus de 52 000 hommes, femmes et enfants de près de 80 nationalités.
Le Maroc est l’un des rares pays africains à avoir récupéré autant de combattants
« Le nombre de ressortissants africains rapatriés s’établit depuis 2019 comme suit : 3 enfants pour le Nigeria en septembre 2019 ; 3 femmes et au moins 6 enfants pour le Soudan, dont 2 femmes en juin 2019 ; et pour le Maroc, 8 hommes en mars 2019 et 2 enfants en juillet 2021″, énumère le Rojava Information Center (RIC). Mais on ignore si on a choisi certains éléments plutôt que d’autres en fonction de leur dangerosité. » Près de 1 700 Marocains, sans comptabiliser les MRE, ont rejoint le califat. En 2017, 213 Marocains ayant combattu dans les rangs de Daech étaient déjà rentrés, selon les chiffres du ministre de l’Intérieur, Abdelouafi Laftit.
Le Maroc est l’un des rares pays africains à avoir récupéré autant de combattants. « En ce qui concerne l’Afrique du Sud, la Tunisie, la Libye, l’Algérie et la Somalie, il n’y a eu aucun rapatriement… », poursuit le RIC. Qui conclut : « Nous ignorons le nombre de ressortissants africains qui se trouvent dans les camps et les prisons du “Rojava”. Ce n’est pas comme avec les jihadistes européens. »
Un membre des forces des renseignements du Nord-Est syrien précise : « Il y a des dizaines de jihadistes d’Afrique du Nord détenus dans les prisons d’Al-Sinaa et de Shaddadé (au sud de Hassaké) sous la garde des FDS et de la coalition internationale. Auparavant, entre 2018 et 2019, beaucoup ont fui vers Idleb et la Turquie, en versant de l’argent aux passeurs, à des groupes rebelles, ou à des FDS. »
En octobre 2021, lors d’un entretien dans une base militaire des FDS partagée avec la coalition au nord-ouest de Hassaké, Saleh Muslim, co-président du conseil du PYD, le parti politique à la tête de l’AANES (l’Administration autonome du Nord-Est syrien), évoquait la question de la gestion des jihadistes africains et de la coopération avec les pays d’origine.
« Les FDS ont contacté des pays africains, mais il ne nous ont pas tous répondu. Le Soudan a ainsi récupéré une partie de ses jihadistes. D’autres pays ne veulent pas discuter directement avec l’AANES et préfèrent passer par le régime syrien, via les Russes. » L’Algérie, par exemple, n’a pas rompu ses relations diplomatiques avec le gouvernement de Bachar al-Assad. Quant à l’AANES, elle n’est pas reconnue officiellement par la communauté internationale.
Maghrébins de triste mémoire
Quoi qu’il en soit, il semble que ces jihadistes d’Afrique du Nord aient donné d’eux-mêmes une image effroyable. « Les Maghrébins qui ont rejoint Daech étaient haïs par la population, confirme un habitant de Deir ez-Zor. Ils étaient généralement barbares. »
Notre source civile, emprisonnée sous Daech, témoigne : « Les jihadistes originaires du Maroc et de Tunisie étaient les pires. Leur comportement avec la population était monstrueux. Lorsqu’ils occupaient des postes à responsabilité, ils se montraient particulièrement brutaux et sanguinaires. Dans un village près de Deir ez-Zor, où je vivais, il y avait un Tunisien, la trentaine et de petite taille. Il battait les femmes et les enfants, et il arrêtait tout le monde sur des accusations insignifiantes. Il ne connaissait pas la pitié. Il est décédé en 2017 des suites d’une crise d’asthme. Les tempêtes de sable fréquentes dans la région le rendaient malade. À Deir ez-Zor, un Marocain nommé Abou Ubaida a assassiné des dizaines de jeunes qui étaient autrefois dans les rangs de l’opposition syrienne. »
Selon le témoignage d’un jihadiste tunisien, des combattants maghrébins auraient tenté d’assassiner Baghdadi
En 2014, quand Daech a envahi la zone et atteint les villes d’Al-Kishkiyah, de Gharanij et d’Abou Hamam, le groupe terroriste a voulu défier la tribu locale des Chaïtat. Tout a commencé quand des combattants marocains ont tué l’un de ses membres. Un voisin qui avait tenté de s’interposer a été exécuté publiquement sur la place du marché.
« Suite à cela, témoigne notre source civile de Deir ez-Zor, il y a eu une révolte des Chaïtat, durement réprimée. Daech a fait intervenir un bataillon considéré comme les forces d’élites de Daech – la fameuse brigade du Maghreb, Al-Bittar al-Libi, composée de Libyens, d’Algériens, de Marocains et de Tunisiens. Ils ont encerclé et bombardé la zone, tuant des dizaines de civils, personnes âgées, femmes et enfants. S’ensuivirent trois semaines d’affrontements au cours desquelles la brigade a massacré 800 civils. Les Chaïtat racontent avoir tué près de 400 Libyens, Marocains et Tunisiens. »
Une autre source de Deir ez-Zor évoque les Africains appartenant au mouvement Hazmi : « Des membres du mouvement Hazmi [nom d’un ressortissant saoudien et dirigeant du Takfiri, une aile de Daech] sont devenus des cadres de Daech. Une grande partie d’entre eux étaient originaires de Tunisie, du Maroc et d’Algérie. En 2019, l’un des leurs a été arrêté par les FDS après avoir fui la bataille d’Al-Baghuz Fawqani. Il était d’origine tunisienne et a été remis à la coalition. Selon son témoignage, des combattants maghrébins auraient tenté d’assassiner le calife Abou Bakr al-Baghdadi, révélant des tensions au sein même de Daech. Après l’attaque, ils auraient été tués ou arrêtés lors de coups de filet visant les anti-Baghdadi. »
Après l’attaque de la prison d’Al-Sinaa, les responsables de l’AANES et les FDS ont appelé les pays étrangers « à prendre leurs responsabilités », en proposant une nouvelle fois le rapatriement de tous les hommes, femmes et enfants ayant rejoint Daech.
« Parmi les membres de Daech, il y avait des ressortissants d’autres pays, lesquels ont refusé de les reprendre. Nous avons demandé la mise en place d’un tribunal sur le territoire du Nord-Est de la Syrie, en vain. Il faut que les Occidentaux, tous les pays étrangers concernés, le gouvernement provisoire de l’AANES et les militaires se réunissent pour trouver une solution. Mais pour l’instant, aucun pays n’a accédé à notre demande… », se désole Kenan Berekat, coprésident du comité de l’intérieur et du renseignement des FDS.