Dans ce dossier
Congo : du bon usage de la crise
Mambou Aimée Gnali, femme libérée
Passer un moment à discuter avec Mambou Aimée Gnali, dans la fraîcheur de son jardin fleuri, reste un privilège. En écoutant cette grande dame de 87 ans dérouler le fil de sa vie et égrener ses souvenirs dans le détail, on a l’impression de tourner les pages d’un volumineux livre consacré à l’histoire de Pointe-Noire et du Congo.
Le cheveu blanc se fait clairsemé au sommet du crâne, la main noueuse ne lâche pas la canne mais ses grands yeux pétillent de malice à mesure qu’elle se raconte. Et la mémoire lui fait rarement défaut – hormis quelques dates fort lointaines. Pourtant, sa vie a été particulièrement bien remplie.
Mambou Aimée Gnali© Olivier Caslin pour JA Mambou Aimée Gnali
© Olivier Caslin pour JA
Née à Brazzaville, Mambou Aimée Gnali a grandi à Pointe-Noire. Ce n’est donc pas un hasard si elle commence son récit en évoquant les heures passées au bord de la ligne du Chemin de fer Congo-Océan (CFCO), terminée quelques mois seulement avant sa naissance.
Elle se souvient des trajets à bord du train à vapeur dans les années 1950 entre Pointe-Noire où vit sa famille, et la capitale congolaise où elle étudie d’abord à l’école primaire chez les sœurs, puis au lycée Savorgnan-de-Brazza inauguré en 1952. Trois ans plus tard, entourée de camarades originaires des pays de l’Afrique équatoriale française (AEF), elle devient la première bachelière congolaise.
Intellectuelle militante
Nièce de Jean-Félix Tchicaya alors député à l’Assemblée nationale française, la jeune fille étudie les lettres modernes à la Sorbonne. De retour au Congo, en 1963, elle choisit de s’installer dans la ville de sa petite enfance : la voilà professeure de français au lycée Victor-Augagneur de Pointe-Noire.
En 1965, Mambou Aimée Gnali est élue à l’Assemblée nationale révolutionnaire sous les couleurs du parti unique, le Mouvement national de la révolution (MNR), du président Alphonse Massamba-Débat. Elle se fait affecter à l’École normale supérieure d’Afrique centrale (ENS) de Brazzaville, nouvellement créée, et cumule pendant cinq ans sa profession et son mandat parlementaire.
En 1971, elle s’engage dans une carrière internationale à l’Unesco, les sept premières années au siège parisien de l’organisation, puis au sein de son tout nouveau bureau régional de Dakar, où elle passera treize autres années, avant de revenir à ses amours ponténégrines et à la politique.
En 1991, Mambou Aimée Gnali participe à la Conférence nationale souveraine (CNS) du Congo et en 1992, elle est élue conseillère municipale à Pointe-Noire sur la liste de Jean-Pierre Thystère Tchicaya. Elle devient sa première adjointe en 1995, lorsque celui-ci est élu maire de la capitale économique, sous l’étiquette du Rassemblement pour la démocratie et le progrès social (RDPS). Elle démissionnera quelques années plus tard pour cause de « fâcherie » avec l’édile qui accepte de lui confier les clés de la ville… « mais pas les finances ! »
Au président Denis Sassou Nguesso (DSN), qui la nomme, en 1997, ministre de la Culture et des Arts dans le gouvernement d’union nationale et de salut public issu de la guerre civile, elle rendra aussi son tablier en 2002. « Je m’ennuyais », sourit Mambou Aimée Gnali. De ses expériences politiques, elle garde une certitude : « Si l’on n’est pas numéro un, on n’est rien du tout ! »
Le poids de la tribu
Retour à Pointe-Noire où elle s’installe enfin pour longtemps. D’abord pour participer au lancement de l’École supérieure de technologie du littoral (EST-littoral), ensuite pour se consacrer à l’écriture. En 2001, elle a déjà publié, chez Gallimard, Beto na beto. Le poids de la tribu, un récit autobiographique.
En 2016, à plus de 80 ans, elle publie son premier roman : L’or des femmes (Gallimard, Continents noirs), dont les jeunes protagonistes sont vilis – comme l’écrivaine et ses parents.
Issue d’une famille dirigée par les femmes, Mambou Aimée Gnali – qui a eu de nombreuses aventures mais ne s’est jamais mariée – décide d’écrire sur le quotidien de ses sœurs congolaises et leurs amours impossibles, sur la tradition vilie et sur sa ville, qu’elle voit se faner, année après année.
Bien loin de cette époque où le CFCO sifflait trois fois avant de faire son entrée dans l’imposante gare de Pointe-Noire, qui, aujourd’hui, finit de s’abîmer. « Rien n’est éternel », murmure Mambou Aimée Gnali. Sauf peut-être l’envoûtant parfum des frangipaniers.
Jean-Serge Sita, prodige de l’hygiène
Il n’est pas né à Pointe-Noire, n’y a pas même passé son enfance. À 17 ans, après avoir obtenu le baccalauréat dans sa capitale natale, le Brazzavillois Jean-Serge Sita a préféré aller étudier en France, à l’université Paul-Valéry de Montpellier, avant de « monter » à Paris pour travailler.
L’informaticien passe alors huit ans au sein du groupe Axa… et se fait licencier. « C’est ce qui m’a permis de redémarrer dans une nouvelle activité », résume le fondateur et directeur général de Hygiène Prodige Com International (HPCI) qui, à 47 ans, est aujourd’hui l’un des entrepreneurs les plus en vue de la capitale économique congolaise.
Et pour cause : Jean-Serge Sita s’est spécialisé dans le nettoyage industriel et l’hygiène publique. Un vaste chantier. Après avoir appris le métier en France, il part représenter son employeur au Gabon, puis commence à prospecter dans son pays natal où tout reste à faire en la matière.
En 2004, il rentre au Congo et, quatre ans plus tard, le temps de créer son marché, il fonde HPCI. Au nom du local content (« contenu local »), les groupes internationaux présents à Pointe-Noire lui ouvrent grand leurs portes et le voilà prestataire de Total et d’Eni Congo, entre autres.
Fort de ce portefeuille de clients, HPCI se spécialise rapidement dans les hydrocarbures (récupération des hydrocarbures, déshuilage de bassins de décantation, nettoyage des installations…), tout en se diversifiant dans la maintenance industrielle. Jean-Serge Sita crée également son bureau d’études afin de concevoir ses propres solutions d’assainissement, d’hygiène et de nettoyage.
Sous le charme de « Ponton »
Aujourd’hui, l’entreprise compte environ 400 employés répartis entre Pointe-Noire et Brazzaville, sans oublier ses effectifs en poste à Oyo, pour le compte de la Banque postale, et ceux chargés de l’entretien de la quarantaine de stations-service estampillées Total Distribution à travers le pays. HPCI a même commencé à s’attaquer au marché ivoirien et ouvert une filiale à Abidjan, à la fin de 2019.
Pour Jean-Serge Sita, Pointe-Noire n’est pas seulement la ville où sont établis ses principaux clients : il y a rencontré son épouse et découvert un style de vie « les pieds dans l’eau » qui lui convient parfaitement. Tombé sous le charme de « Ponton » et de la douce brise qui vient, le soir, caresser ses plages et ses terrasses, le Brazzavillois s’est aussi peu à peu laissé séduire par la tradition vilie et ses nombreux rituels, qu’il continue de découvrir et pratique lui-même à l’occasion, pour mieux s’imprégner de l’âme de la cité océane.
Kriss Brochec, « Mama Digitale »
Kriss Brochec. © VALLONI
La vie de Kriss Brochec ressemble à un aller-retour permanent entre la France, le pays où elle est née, et le Congo, celui de ses parents… et le sien. Elle a 12 ans lorsqu’elle découvre Brazzaville et c’est un fiasco. « Je n’étais pas prête », convient-elle aujourd’hui. Après quatre années passées dans un collège de Makélékélé (1er arrondissement de Brazza), elle retourne en France, à Rennes, capitale de la Bretagne, où elle obtient son baccalauréat et se lance dans des études en langues appliquées (anglais et espagnol).
La France ne correspondait plus vraiment au pays multiculturel que je connaissais
Après avoir sillonné le monde, puis lancé un business de boutiques en ligne en Bretagne, Kriss Brochec reprend la route, direction le Congo, à la fin des années 2000. « La France ne correspondait plus vraiment au pays multiculturel que je connaissais. C’était le moment de rentrer ! » explique-t-elle.
Son retour ne se fait pas à Brazzaville mais à Pointe-Noire, où elle a ses souvenirs de vacances et où, justement, elle retrouve ce brassage et l’esprit cosmopolite qu’elle aime tant.
Elle y travaille d’abord avec sa tante, dans le prêt-à-porter. Puis, en 2009, elle fonde Congo Web Agency, spécialisée dans la création de sites internet, et devient la première femme à exercer le métier de webmaster au Congo.
Le marché local étant alors assez restreint, Kriss Brochec élargit le spectre de ses activités à la communication et à la publicité : sollicitée par les grandes enseignes hôtelières de la ville, elle fait connaître à l’international la Villa Madiba, un écrin de charme ponténégrin posé sur la côte sauvage, à quelques mètres de la plage. Elle commence également à travailler avec quelques ONG locales présentes auprès des femmes ou des personnes âgées. Et un jour vient le déclic.
Solidarité et autonomisation
En 2013, Pointe-Noire connaît quelques troubles sociaux, notamment dans le quartier populaire de Mpaka, situé dans l’ancienne ville indigène, où Kriss Brochec s’est installée avec ses enfants, sur une parcelle qui appartenait à sa famille. Elle voit une jeunesse désœuvrée, réalise la chance qu’elle a eue, et crée l’Association de Mpaka pour l’intégration et le développement (Amid).
Dans la foulée, elle organise un arbre de Noël, « le premier, pour plus de 600 enfants du quartier », se souvient-elle. Pendant trois ans, l’Amid aide les jeunes à « peaufiner leur employabilité » et fournit des repas aux personnes âgées.
Mais à partir de 2016, la chute des cours des hydrocarbures met à mal l’économie congolaise, à commencer par celle de Pointe-Noire, ce qui se répercute sur les ressources de l’association. Celle-ci poursuit cependant son action et se transforme peu à peu en centre communautaire, où tout le monde vient désormais en aide aux plus démunis.
Elle veut que Pointe-Noire, sa ville de cœur, retrouve un peu de sa beauté et de ce magnétisme qui l’avait attirée
Parallèlement, avec sa Congo Web Agency, Kriss Brochec continue de vouloir réduire la fracture digitale sur le continent. En 2018, la « Mama Digitale », comme certains la surnomment, lance les premières Journées du numérique à Brazza et crée l’Africa Digital Academy où elle conçoit et propose des programmes de formation intensifs pour la production locale de contenus (sites, applications mobiles, Mooc, etc.).
Avec la consultante béninoise en stratégie digitale Daphné Niwaju, elle cofonde la Women Digital Week, qui, après une première édition en 2019 à Cotonou, au Bénin, s’est tenue à Brazzaville du 14 au 19 mars 2022. « Près de 4 000 personnes ont déjà été initiées au numérique depuis le démarrage du programme », se réjouit Kriss Brochec.
L’entrepreneuse souhaite désormais se lancer dans la transformation agricole et soutenir encore davantage l’autonomisation des femmes. Elle veut aussi que Pointe-Noire, sa ville de cœur, retrouve un peu de sa beauté et de ce magnétisme qui l’avait attirée il y a des années… Et dont le souvenir la pousse aujourd’hui à y rester.