Documentaire : la guerre d’Algérie par ceux qui l’ont vécue

Avec la série « En guerre(s) pour l’Algérie », Raphaëlle Branche et Rafael Lewandowski donnent la parole aux sans-grades du conflit, quel que soit leur camp. À voir sur la chaîne Arte.

Arrestation de soutiens présumés aux maquisards par l’Armée française. © ECPAD/Arte

Renaud de Rochebrune

Publié le 1 mars 2022 Lecture : 9 minutes.

Alors que l’on approche du soixantième anniversaire de la signature des accords d’Évian, qui aboutirent, le 19 mars 1962, à un cessez-le-feu entre les forces armées françaises et celles du FLN, suivi par l’arrêt définitif de la guerre et ouvrant la voie à l’indépendance de l’Algérie, plusieurs initiatives, éditoriales ou audiovisuelles, commémorent l’événement.

L’une des plus spectaculaires, et sans doute la plus originale, est signée Arte. Dans une série de plus de cinq heures, la chaîne culturelle franco-allemande, associée à l’INA (l’Institut national de l’audiovisuel, en France), retrace l’histoire de la guerre d’une manière aussi ambitieuse que non conventionnelle. Ce film très complet, découpé en six épisodes, confie en effet le récit à une cinquantaine de témoins de toutes origines (militants et combattants indépendantistes, pieds-noirs, militants de l’OAS, appelés ou militaires de carrière de l’armée française, émigrés algériens en métropole, harkis, etc.), à l’exclusion des « décideurs » et autres responsables de premier plan, français ou algériens.

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L’historienne Raphaëlle Branche, qui, avec le réalisateur Rafael Lewandowski, a conçu et mené à bien le projet, est depuis longtemps l’une des meilleures spécialistes françaises de la guerre d’Algérie, à laquelle elle a consacré plusieurs ouvrages, dont La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie (Gallimard, 2001). Entretien.

Jeune Afrique : Pourquoi réaliser, aujourd’hui, une série sur la guerre d’Algérie, qui a déjà fait l’objet de très nombreux documentaires ? Est-ce parce que l’on s’apprête à commémorer les soixante ans des accords d’Évian ?

Raphaëlle Branche : D’habitude, quand on réalise des séries ou des documentaires, on ne garde qu’une infime partie de ce que l’on a filmé. Le reste, ce sont des rushes que personne ne verra jamais. Là, et c’est une nouveauté, ceux qui nous ont parlé ont témoigné dans une perspective patrimoniale, avec le désir que l’on conserve leurs paroles et même, si l’on peut dire, leur corps, puisqu’ils sont filmés.

L’idée était de garder, pour l’avenir, des témoignages, enregistrés dans la langue choisie par chacun de nos interlocuteurs. On a fabriqué la série avec cette matière, que l’on rend disponible en ligne. Entre les témoignages on a intercalé des archives, pour partie neuves ou inédites, ainsi que des éléments historiographiques. Par ailleurs, il va de soi que, soixante ans après la fin de la guerre, les témoins sont en fin de vie. Il y avait donc un sentiment d’urgence, pour eux comme pour nous.

Une profusion de voix émerge : plus de cinquante témoins à l’écran

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Ce qui frappe, c’est votre volonté de raconter l’histoire de la guerre à hauteur d’homme, à partir du récit des gens ordinaires et non des personnalités, qui n’apparaissent qu’à travers les archives. Cela répond-il a un choix ? 

On a délibérément choisi de faire raconter la guerre par ceux qui l’ont vécue et qui n’étaient pas décisionnaires. Certes, la plupart de ceux qui avaient un pouvoir de décision sont morts, mais là n’est pas l’essentiel. Nous voulions faire entendre la voix des gens ordinaires, de ceux qui ont vécu la guerre sur le terrain, que ce soit dans un maquis des Aurès ou en France, dans les usines Renault, et dont la perception n’a rien à voir avec celle qu’ont pu avoir les États-majors ou les responsables politiques.

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Dans les bureaux parisiens ou, pour le FLN puis le GPRA [Gouvernement provisoire de la République algérienne], à Tunis ou ailleurs, les mêmes événements n’ont pas été perçus de la même manière. Résultat, une profusion de voix émerge, qui témoigne de la grande diversité des expériences, avec plus de cinquante témoins à l’écran, ce qui est énorme pour une série.

Parallèlement, on a raconté la guerre en tenant compte du renouvellement, régulier, de l’Histoire. On a également supposé que la majorité des téléspectateurs ne connaissait pas bien cette histoire, qu’ils avaient besoin de suivre le fil politique du conflit et de voir des personnages importants. Impossible, évidemment, de raconter la guerre d’Algérie sans évoquer Messali Hadj, de Gaulle ou Ferhat Abbas. On a articulé les deux dimensions.

Manifestation de soutien au général Massu, à Alger. © INA/Arte

Manifestation de soutien au général Massu, à Alger. © INA/Arte

Comment avez-vous choisi les témoins ?

Quand Arte m’a contactée et a convaincu l’INA de mettre à notre disposition des studios, des techniciens et un financement, on rêvait de recueillir des centaines de témoignages. Mais on a dû tenir compte de contraintes financières et de la crise sanitaire.

On a néanmoins conservé le désir de pluralité, qui résultait d’une sorte de description idéale de tous les types de regards qu’il était important d’avoir à l’écran, mais avec un nombre de témoignages inférieur à celui qui était prévu. On a alors fait feu de tout bois pour trouver les personnes qui correspondaient à ces profils. Après une présélection, toutes ont reçu la visite d’une assistante-réalisatrice de l’INA ou, en Algérie, d’un envoyé du producteur, qui ont discuté avec elles et ont vérifié ce qu’était leur vécu de la guerre. Ce n’est qu’ensuite que le réalisateur et moi-même sommes intervenus.

J’ai repris les chiffres qui font l’objet d’un consensus entre les historiens « scientifiques »

On éprouve une sensation bizarre en regardant le film. Celui-ci fait apparaître toute la complexité de la guerre. Mais, en même temps, le récit, univoque, ne laisse jamais envisager plusieurs versions possibles des événements ou filtrer un doute sur les causes et les effets du conflit. Peut-on faire œuvre d’historien ainsi ?

C’est en effet une vraie question. Je ne crois pas que ce récit soit « univoque », si on entend par là qu’il est fermé. Il était important, cependant, qu’il y ait des certitudes, et que les spectateurs s’y retrouvent, malgré le foisonnement des témoignages. On a choisi de privilégier, dans ces témoignages, les éléments qui n’étaient pas sujets à discussion. Ceci étant, on retrouvera en ligne l’intégralité de ce qu’ont dit les témoins, y compris quand ils se trompaient d’un point de vue factuel.

La question des chiffres est une question à part. J’ai contrôlé tous ceux que nous citons, et donné les plus récents, à propos desquels il y a un consensus entre les historiens « scientifiques ». Par exemple, s’agissant du nombre de morts du côté algérien, on ne parle pas de 1,5 million de martyrs comme on le soutient officiellement à Alger, mais de 400 000, chiffre sur lequel s’accordent la plupart des historiens – tout en employant le conditionnel pour ce chiffre et pour d’autres. D’une manière générale, on ne pouvait pas introduire une discussion sur les différentes interprétations dans un tel film, destiné à un large public.

Certes, mais vous faites des choix forts. Par exemple, en faisant commencer ce qui sera connu sous le nom de « bataille d’Alger » non par des attentats du FLN contre des civils mais par un attentat des « ultras » de l’Algérie française, rue de Thèbes, dans la casbah ; ou en diffusant non seulement le célèbre « Je vous ai compris » de De Gaulle, mais aussi la seconde phrase du même discours de 1958, où le Général disait qu’il n’y aurait plus désormais qu’ « une seule catégorie d’Algériens ». Or vous ne signalez pas ces choix et leur importance…

Non seulement on ne le fait pas, mais on ne parle même pas de la « bataille d’Alger », expression qui n’est pas neutre. On aurait pu dire ce que charrient ces mots, mais le commentaire, très limité d’ailleurs, n’a pas cette fonction-là dans le film. On ne dialogue pas avec le spectateur. Les connaisseurs discerneront les choix que l’on a faits. Les autres ne les percevront pas, mais apprendront par exemple de facto qu’il n’est pas judicieux de parler de bataille d’Alger. Ou que de Gaulle n’a pas seulement dit « Je vous ai compris » lors de son discours [du 4 juin 1958]. On espère que le film pourra être utilisé par des professeurs, être montré à des publics scolaires, et dans ce cadre, peut-être, avec un accompagnement explicitant tel ou tel élément.

L’un des moments les plus forts est celui où l’on parle de l’usage du napalm

Vous avez parfois choisi de faire l’impasse – ou une quasi-impasse – sur certains aspects de la guerre. Par exemple, le rôle d’Abane Ramdane qui, au sein du FLN, imposa un temps la primauté du politique sur le militaire et qui fut assassiné en 1957. Ou l’importance du soulèvement organisé par le FLN dans le Constantinois en août 1955, une date aussi importante que le 1er novembre 1954 pour beaucoup. Pas de regret à ce sujet, ou pour d’autres cas du même genre ?

Pour août 1955, on dit quand même qu’il s’est agi d’un moment où le conflit a basculé. Je tenais absolument à ce qu’on parle d’Abane Ramdane, on ne peut raconter la guerre d’Algérie sans parler de lui. Mais aucun de nos témoins n’en parlait et aucune archive où il apparaissait n’était disponible. Comme, dans notre film, aucun historien n’intervient pour commenter la guerre, on s’est contentés d’évoquer son action sans qu’il soit présent lui-même.

Un témoin parle de règlements de comptes au sein du FLN, un autre évoque ce qu’il s’est passé à Tunis entre les responsables du FLN. Ceux qui ont des connaissances sur la guerre comprendront de quoi il s’agit. On ne pouvait pas parler de tout. J’ai beaucoup regretté que, pour rester dans le format qui nous était imposé, on ait dû supprimer certaines séquences marquantes. L’une, notamment, concernait une affaire indirectement liée à la guerre : le grave conflit qui éclata entre la Tunisie et la France à propos de [la base navale de] Bizerte, en 1961.

Soldats de l'Armée de libération nationale (ALN). © INA/Arte

Soldats de l'Armée de libération nationale (ALN). © INA/Arte

Est-ce un choix, là encore, d’avoir fait débuter la guerre en 1954 et non en 1830, au moment de la conquête ?

Bien sûr, tout commence en 1830. Dans le premier épisode, d’ailleurs, on ne dit jamais explicitement que la guerre commence le 1er novembre 1954. On a demandé à tous les témoins de nous donner la date qui, selon eux, marque le début de la guerre. Leurs réponses ont été très variées. Mais presque personne, en dehors de ceux qui étaient aux premières loges ce jour-là comme le conducteur du bus de l’Aurès, n’a cité le 1er novembre.

La plupart des téléspectateurs ne connaissent que les dates inscrites sur les monuments aux morts. Or on cherche justement à les amener à penser que les dates qu’ils croient connaître ne sont pas forcément les bonnes. Enfin, s’agissant de 1830, il va de soi que les témoins étant nés, en général, dans les années 1930, ou exceptionnellement dans les années 1920, leur récit ne pouvait guère remonter en-deçà.

Aucun des témoins ne manifeste le moindre regret. Cela vous a-t-il surpris ?

On ne le voit pas, dans le film, et pourtant, certains ont fait mené une réelle réflexion sur ce qu’il s’était passé, ou ont affirmé qu’ils avaient changé et n’étaient plus les mêmes. Ce n’est pas le cas de tous, et notamment pas de quelques-uns, qui ont tué et en ont parlé – c’est en particulier le cas de l’un d’entre eux – avec une certaine délectation. Ceci étant, on ne voulait pas être dans du commentaire a posteriori. On voulait recueillir une parole aussi fidèle que possible à ce qui avait été éprouvé à l’époque. Quand on interroge les témoins longuement, ils retrouvent à un moment les mots, les sensations, les jugements du temps de la guerre.

Quel accueil espérez-vous pour ce film ?

L’un des passages les plus forts est celui où l’on parle de l’usage du napalm. Le récit de cette Algérienne qui a vécu un bombardement au napalm est extraordinaire. En outre, on dispose de plusieurs points de vue, avec le côté algérien et le côté français. Peut-être, grâce à plusieurs témoignages d’origine différente, des téléspectateurs vont-ils ainsi prendre conscience de ce qu’était le napalm.

Mon rêve le plus fou serait qu’on aide un tant soit peu chacun de nous à tenir compte du point de vue de l’autre. Ce serait déjà énorme. Cela ne veut évidemment pas dire que tout le monde doit comprendre tout le monde et que, dans cette guerre, tous étaient à égalité ou que tout se vaut. Notre propos consiste, avant tout, à parler d’une situation coloniale et d’un soulèvement qui, progressivement, est devenu populaire.

« En guerre(s) pour l’Algérie », de Raphaëlle Branche et Rafael Lewandowski. Série de 6 épisodes de 52 minutes. Sur Arte le 1er mars et le 2 mars à 20h50 (3 épisodes à la suite à chaque fois) et sur Arte-TV jusqu’au 27 août 2022. Commentaire dit par Lyna Khoudri.

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