Depuis 2018, le comité de défense de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi dévoile, au fur et à mesure de ses avancées, les ressorts des assassinats en 2013 des deux leaders de la gauche tunisienne et l’implication d’Ennahdha. La rencontre presse du 9 février a donné lieu à de nouvelles révélations, mais aussi à une attaque en règle contre l’appareil judiciaire.
Neuf ans plus tard, la quête de la vérité taraude toujours l’opinion et la commémoration, le 6 février, de l’assassinat de Chokri Belaïd a donné l’occasion au comité de faire un bilan d’étape sur une affaire non encore élucidée.
Si les assassinats ont bien été revendiqués par le jihadiste et membre de Daech franco-tunisien Boubaker el-Hakim (tué en Syrie en 2016), le comité dénonce régulièrement des complicités au sein du parti islamiste Ennahdha, qui était alors à la tête du gouvernement.
Les liens entre Doha et Ghannouchi
En cause, les entraves subies par les avocats de la part du procureur de la République, Béchir Akremi. Ce dernier, accusé d’avoir dissimulé des preuves, fait l’objet d’une procédure disciplinaire depuis 2021.
Le 9 février 2022, alors que les journalistes attendaient de nouvelles révélations sur les affaires Belaïd et Brahmi, le comité ont pointé les liens entre le Qatar et Rached Ghannouchi, leader d’Ennahdha et président du Parlement, lequel est suspendu depuis le 25 juillet sur décision du chef de l’État, Kaïs Saïed.
Selon les membres du comité, des documents établissent l’existence de financements accordés par le cabinet de l’émir du Qatar à Rached Ghannouchi via l’association Naama. Ils auraient servi à financer le parti islamiste… et à enrichir son leader, désormais en mauvaise posture.
D’autres documents portent sur l’infiltration du parti de l’ex-président Béji Caïd Essebsi Nidaa Tounes par des éléments islamistes, et ce dès sa création en 2012.
Les avocat expliquent ainsi qu’un certain Najeh Hadj Eltaief, qu’ils identifient comme un porte-valise de Rached Ghannouchi, aurait oublié de déconnecter sa boîte mail professionnelle après avoir démissionné de la filiale tunisienne de la société textile anglaise qui l’employait.
Maître Nacer Layouni spécifie par prudence qu’il ne s’agit « que de débuts de preuve »
C’est ainsi qu’ont fuité les mails qu’il recevait des dirigeants d’Ennahdha et du cabinet de l’émir du Qatar. Cet homme de l’ombre n’a pas été le seul à commettre des erreurs.
Selon les révélations du comité, l’ancien directeur général de l’opérateur téléphonique qatari Ooredoo en Tunisie, Mansour Rached el-Khater, rencontrait en secret tous les quinze jours Rached Ghannouchi dans la suite d’un palace de la banlieue de Tunis et aurait mis à sa disposition un service d’écoutes.
Feu sur le CSM
Ennahdha nie en bloc les accusations du comité. Me Nacer Layouni spécifie d’ailleurs, par prudence, qu’il ne s’agit « que de débuts de preuve ; au parquet de faire son enquête ». Avant d’ouvrir les hostilités contre les magistrats, dont certains sont nommément cités par le comité, notamment Béchir Akremi, accusé de collusion avec le Qatar.
Ces révélations vaudront au comité de défense d’être convoqué par le juge d’instruction militaire pour être entendus à propos d’une collusion avec une puissance étrangère par temps de paix.
La réaction de la justice militaire est beaucoup moins surprenante que les virulentes attaques du comité contre les juges. Hasard du calendrier ou non, c’est le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), dont Kaïs Saïed a annoncé la dissolution le 6 février, qui est la cible principale.
Le juge Rahmani pointe « la faiblesse du dossier présenté par le comité de défense sur la levée d’immunité de Béchir Akremi »
Les avocats, qui ne cachent pas leur engagement politique à gauche et qui étaient pour certains des amis de Chokri Belaïd, donnent ainsi le sentiment de dénoncer le CSM de concert avec le locataire de Carthage.
Les robes noires semblent se dresser contre les robes rouges. « C’est une querelle récurrente faute d’y avoir mis un point final », résume le juge Afif Jaidi, lequel s’insurge contre la destruction d’une institution qui est, selon lui, réformable de l’intérieur.
De son côté, le juge Hammadi Rahmani pointe « les dépassements dans tous les corps et la faiblesse du dossier présenté au CSM par le comité de défense à propos de la levée d’immunité de Béchir Akremi », et souligne que « les magistrats craignent le pire ».