Détentions arbitraires, travail forcé, extorsion, trafic d’être humain… En Libye, les migrants sont au cœur d’un business bien huilé orchestré par des milices, sous la couverture d’une action gouvernementale. Le « modèle économique » est simple : des chefs de milice perçoivent de l’argent pour gérer les centres de détention et empêcher les migrants de prendre la mer pour gagner l’Europe, et augmentent leurs revenus en monnayant la liberté des détenus.
L’État, en proie à l’insécurité et à l’instabilité politique, renforcée par le report sine die des élections, a ainsi délégué la gestion migratoire à une série de chefs de milice depuis plusieurs années.
Tandis que les rapports des ONG sur les violences subies par les migrants se multiplient, certaines milices sont désormais incontournables dans « le contrôle du flux migratoire » demandé par l’Union européenne (UE). Celle-ci a alloué 57 millions d’euros à son programme lié à la migration depuis la Libye. Il comprend la fourniture d’équipements (2 bateaux, des SUV et 10 bus) et une formation des garde-côtes libyens.
« Bija », chef du réseau
En Libye, ce dossier est géré par la Direction de la lutte contre la migration illégale (DCIM), notamment chargée des centres de détention, qui comptent une centaine à un millier de personnes chacun.
La gestion de l’organisme illustre à elle seule la porosité de cette institution gangrenée par les groupes armés. Depuis janvier, le milicien Mohamed al-Khoja a la haute main sur la DCIM. L’homme a pourtant été accusé d’abus sur les migrants alors qu’il contrôlait le centre de détention de Tarik al-Sika (Tripoli), de sinistre réputation.
« La DCIM protège les trafiquants et agit en toute impunité », déplore une source active sur ce dossier, qui assure que Mohamed al-Khoja exerce aussi des violences sur les migrants. Dans l’un de ces centres, à Aïn Zara (sud de Tripoli), sous le contrôle d’une milice locale commandée par Tarik Bhiji, les migrants retenus captifs ont entamé une grève de la faim le 6 février pour protester contre les conditions inhumaines de leur détention.
Chef de la section des garde-côtes de Zawiya, Abdelrahman al-Milad, dit « Bija », est aussi l’une des figures… du trafic de migrants
Selon nos informations sur le terrain, Mohamed al-Khoja travaille en collaboration étroite avec Abdelrahman al-Milad, plus connu sous le nom de « Bija ». Originaire de Zawiya, à l’ouest de Tripoli, ce trentenaire est inscrit depuis 2018 sur la liste des personnes soumises à des sanctions imposées par le Conseil de sécurité des Nations unies. Accusé de traite d’êtres humains et de crime contre l’humanité, il a été arrêté en octobre 2020 avant d’être libéré en avril 2021, « faute de preuves ».
Bija reste pourtant aujourd’hui le chef de la section des garde-côtes de Zawiya, l’un des principaux points de passage des migrants. Il y a été nommé en 2014. C’est aussi l’une des figures… du trafic de migrants, selon notre source.
Parmi ses faits d’armes, il « aurait directement participé au sabordage d’embarcations de migrants par arme à feu », selon le panel des experts des Nations unies.
Abdelrahman al-Milad dispose d’un vaste réseau. Il est en cheville avec la Stabilization Support Apparatus (SSA) mise sur pied par l’ex-gouvernement de Fayez al-Sarraj et dirigée par le chef de la puissante milice Ghneiwa, Abdelghani al-Kikli.
Sa brigade a des relais dans la police et les services de renseignements, et contrôle les centres de détention d’Al-Maya et d’Abou Salim.
Les Kachlaf, barons de Zawiya
Abdelrahman al-Milad collabore étroitement avec la famille Kachlaf, implantée à Zawiya, et notamment les frères Ibrahim et Mohamed Kachlaf, chefs de la puissante brigade Al-Nasr, à qui il ramène des migrants interceptés en mer.
Ces derniers sont retenus dans les centres de détention contrôlés par Mohamed Kachlaf dans la localité. Réputé pour ses cas de torture, le centre d’Al-Nasr est géré en sous-main par le cousin des deux frères, Osama al-Kuni Ibrahim, également sous sanctions onusiennes.
La milice des frères Kachlaf contrôle aussi le port et la raffinerie de Zawiya. Elle est impliquée dans un vaste trafic d’essence avec des groupes armés de Sabratha, Zintan et Surman. Mohamed Kachlaf figure également sur la liste des personnes sous sanctions onusiennes.
Selon divers témoignages, les migrants peuvent verser jusqu’à 2 000 euros pour obtenir leur libération
Outre les centres de détention chapeautés par la DCIM, il existe de nombreux lieux de rétention officieux en Tripolitaine. Mais il n’y a aucun chiffre sur la manne financière que représentent l’extorsion et le trafic de migrants pratiqués par ce réseau.
Selon divers témoignages, les migrants peuvent verser jusqu’à 2 000 euros pour obtenir leur libération. En plus de ces gains, les milices bénéficient d’un salaire versé par le gouvernement et détourneraient aussi les fonds alloués au fonctionnement des centres. « J’ai pu constater que les millions destinés à l’approvisionnement en nourriture n’étaient pas utilisés à cette fin », raconte notre source.
En 2021, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) dénombrait 32 425 interceptions et refoulement vers la Libye par les garde-côtes libyens, 655 morts et 897 disparus. Il y aurait eu entre 2000 et 2500 migrants retenus dans des centres de détention en Libye la même année.
Silence de l’UE
Du côté de l’UE, le soutien au programme migratoire libyen et de formation des garde-côtes se poursuit. En février 2020, l’Italie, qui assure cette formation, a ainsi reconduit pour trois ans son accord avec la Libye pour autoriser le refoulement des personnes interceptées en mer.
Pourtant, en janvier, le service d’action extérieure de l’UE avait reconnu dans un rapport ayant fuité dans Associated Press les dérives du programme de formation des garde-côtes mené par l’Eunavfor Med. Il y est notamment fait mention de « l’usage excessif de la force » par les garde-côtes libyens.
La député allemande Özlem Demirel a soulevé la question dans l’hémicycle du Parlement européen le 26 janvier, mais l’UE fait jusqu’à présent la sourde oreille.