Économie

Biopiraterie : comment l’Afrique peut-elle protéger ses ressources ?

Le système mondial des brevets favorise les conceptions occidentales en matière de propriété intellectuelle. Conséquence : les plantes du continent et leurs usages traditionnels sont encore trop souvent laissés sans grande protection.

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Mis à jour le 1 février 2022 à 16:53

Utilisé depuis des temps immémoriaux par les San d’Afrique du Sud, le cactus hoodia gordonii a été breveté pour ses propriétés coupe-faim et coupe-soif. © MARY EVANS/ARDEA/SIPA

Appropriation illégitime ou exploitation commerciale des ressources biologiques et des connaissances traditionnelles associées – souvent par des entreprises pharmaceutiques, cosmétiques ou agroalimentaires. Telle est la définition de la biopiraterie.

Sur le continent, cela fait vingt-cinq ans que la privatisation des plantes locales suscite une inquiétude croissante. Surtout que, selon les analystes, les systèmes traditionnels africains ont bien du mal à s’intégrer dans les structures mondiales dominantes. « Il y a un problème de compréhension culturelle. De nombreux aspects du capitalisme sont liés aux contextes occidentaux, notamment le système des brevets et le concept de propriété intellectuelle individuelle. Dans le contexte africain, c’est la propriété collective qui prévaut », explique à The Africa Report/Jeune Afrique Quentin Rukingama, associé directeur de JBQ Africa, société kényane de consulting en agrobusiness.

Des outils complexes et parfois contradictoires

Le savoir-faire et les traditions collectives sont en jeu. En 2002, l’organisation à but non lucratif Grain a recensé 24 brevets sur des ressources africaines détenus par des entreprises privées, dont une écrasante majorité est enregistrée aux États-Unis (suivis par les Pays-Bas, le Danemark, la Russie, la France, le Japon et l’Italie). Aucun de ces cas ne prévoit une participation aux bénéfices pour les communautés qui ont développé, au fil des générations, des usages de ces plantes.

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« La majorité des pays africains ne disposent pas de lois sur l’agriculture et l’alimentation (notamment au niveau de la propriété intellectuelle), alors que les produits agricoles constituent 80 % des exportations du continent, et que l’agriculture représente une part importante de notre main-d’œuvre », explique Tigist Gebrehiwot, spécialiste en droit de la propriété intellectuelle.

Les traditions et produits dans le domaine de la santé sont les plus menacés. Cela inclut les plantes médicinales – comme l’igname jaune (Afrique de l’Ouest), qui a été brevetée aux États-Unis pour ses applications dans le traitement du diabète –, mais cela s’étend également à l’ADN, qui peut être extrait et/ou modifié à des fins de commercialisation. Selon Tigist Gebrehiwot, « la plupart des pays africains déposent leurs semences et leurs informations dans la banque de gènes de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, afin de les conserver pour les générations futures.

Les entreprises peuvent modifier légèrement certaines semences, par le biais de la biotechnologie ou autre, les breveter et ensuite les vendre

Toutefois, ces informations sont accessibles au public et ne bénéficient pas de protection juridique, ce qui fait que personne ne peut rien revendiquer. Les entreprises peuvent modifier légèrement ces semences, par le biais de la biotechnologie ou autre, les breveter et ensuite les vendre. En outre, les outils juridiques de protection pouvant être utilisés contre la biopiraterie ont beau exister, ils sont complexes, variés et parfois contradictoires.

Droits nationaux souverains ?

La Convention sur la diversité biologique (CDB), ratifiée en 1993, « établit des droits nationaux souverains sur les ressources biologiques et engage les pays membres à les conserver, à les développer de manière durable et à partager les avantages résultant de leur utilisation », explique Marie Yasmin Sanchez, de la faculté de droit de l’université Ateneo de Manille. Cette convention est également renforcée par le protocole de Nagoya, adopté en 2010, sur l’accès et le partage des avantages en ce qui concerne les biotechnologies émergentes.

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Cependant, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) fonctionne, elle, selon ses propres conventions, notamment avec l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC). Selon ce texte, « les connaissances traditionnelles des États ne peuvent faire l’objet de brevets ou de propriété intellectuelle car elles sont divulguées et publiques. Mais pourquoi avons-nous des lois sur la propriété intellectuelle dans le cadre de l’OMC alors que nous avons déjà l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) ? » s’interroge Tigist Gebrehiwot.

« En 1994, les pays africains se sont opposés à la loi sur la propriété intellectuelle promulguée par l’OMPI, mais elle a été reformulée et intégrée dans les règlements de l’OMC. Les pays africains peuvent bien rejoindre l’OMC en souhaitant devenir des partenaires commerciaux, mais cela ne signifie pas pour autant que ses règles répondent à leurs intérêts », ajoute-t-elle.

L’arbitrage, une procédure essentielle mais coûteuse

En cas de conflit ou de spoliation, un outil important existe : l’arbitrage. Une procédure essentielle pour le règlement des litiges internationaux en matière de propriété intellectuelle. « Les pays ayant des intérêts économiques plus forts ont tendance à utiliser cet outil plus fréquemment. Mais il a un coût plus élevé, qui ne peut être ignoré, déclare Quentin Rukingama. Qui ajoute : « De plus, les tribunaux d’arbitrage étaient auparavant uniquement basés dans des centres économiques mondiaux tels que Londres ou New York. Nous commençons à peine à en voir sur le continent. Il y en a un, par exemple, en Afrique de l’Ouest francophone [la Cour commune de justice et d’arbitrage Ohada, ndlr], et le Kenya est également sur le point d’avoir le sien. Cela pourrait aider les États africains à mieux appréhender  ces questions et à recourir à ces procédures. »

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En 1997, le Conseil sud-africain pour les affaires scientifiques et industrielles (CSIR) a breveté le cactus hoodia gordonii, utilisé par les membres de la communauté San pour ses propriétés coupe-faim et coupe-soif. Les droits de licence de la molécule active du hoodia ont été initialement vendus à Phytopharm (Royaume-Uni), puis rachetés par Pfizer pour 25 millions de dollars, la communauté d’origine étant exclue de toute compensation. Après une longue bataille juridique, un protocole d’accord servant de base aux négociations sur le partage des avantages a été signé en 2002 entre le CSIR et les représentants des San. Un geste qui pourrait être plus symbolique que juridiquement contraignant.

L’accord sur la zone de libre-échange continentale africaine pourrait favoriser l’établissement d’un meilleur cadre

En 2004, la farine de teff éthiopienne – populaire, bénéfique pour la santé et sans gluten – a, elle, été brevetée en tant qu’ »invention » aux Pays-Bas et en Allemagne. Mais, à la suite d’actions en justice concernant ces droits de licence, le brevet a été annulé en 2018 aux Pays-Bas, puis supprimé en 2019 en Allemagne. Cela montre bien les nombreuses failles et formes du brevetage de la biodiversité.

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« Nous pouvons trouver des solutions hybrides en puisant dans notre bagage historique et culturel de propriété collective, afin de contrer une approche individualiste de la propriété intellectuelle », estime Quentin Rukingama. Et de rappeler : « Le kikoy – tissu Masaï du Kenya – avait été breveté au Japon. Mais le Kenya est pourtant parvenu à défendre légalement la propriété collective de ses populations. Quant à l’accord sur la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf), il pourrait favoriser l’établissement d’un meilleur cadre ».

Tissu Kikoy au marché Masaï à Nairobi, Kenya. © Laurakomanga/Wikimedia Commons/Licence CC

Tissu Kikoy au marché Masaï à Nairobi, Kenya. © Laurakomanga/Wikimedia Commons/Licence CC

Manque de professionnalisme

À mesure que de nouveaux mécanismes de lutte contre la biopiraterie apparaissent, les pays doivent également représenter leurs intérêts de manière stratégique. « Nous avons besoin de professionnels qui n’ont aucune affiliation politique. Le continent est perdant en raison du manque de professionnalisme qui y règne. Lorsqu’il y a des négociations sur la biodiversité, la plupart des États africains envoient leurs ministres de l’environnement, mais nous devons également impliquer les ministres de l’agriculture ainsi que des personnes ayant la capacité de mener des négociations juridiques », explique Tigist Gebrehiwot.

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« Nos communautés ne savent pas que leurs connaissances ont un marché et une valeur […]. Nous avons beaucoup d’aspects non traités en matière de propriété intellectuelle qui peuvent aider la Zlecaf à stimuler le commerce et la croissance des économies africaines », conclut-elle.