Par un simple décret, le président Kaïs Saïed a fait du 17 décembre, jour de l’immolation en 2010 du marchand ambulant Mohamed Bouazizi, la date anniversaire de la révolution, en lieu et place du 14 janvier 2011, qui marqua la fuite de Ben Ali et l’effondrement de son régime, mais que le président assimile à un « avortement de la révolution ».
C’est d’ailleurs dans la ville de Mohamed Bouazizi, Sidi Bouzid, que Kaïs Saïed a annoncé, le 21 septembre 2021, après huit semaines d’immobilisme, la mise en place de mesures transitoires pour gérer le pays. Le lendemain, la publication du décret 117 entérinait son passage en force du 25 juillet, où il s’était, de facto, arrogé tous les pouvoirs en invoquant l’article 80 de la Constitution pour faire valoir l’imminence d’un danger, justifiant ainsi le gel de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), la dissolution du gouvernement Mechichi, qu’il avait désigné, et la possibilité de légiférer par décret présidentiel.
À ses interlocuteurs internationaux qui craignent que le pays ne s’écarte du chemin de la démocratie, Kaïs Saïed oppose l’urgence sanitaire et l’état de déliquescence avancée de la classe politique. Face aux accusations de dérive autoritaire, il se justifie en citant l’exemple du général De Gaulle et de la Ve République, sans oublier Montesquieu.
Maître du temps
Selon le calendrier annoncé le 13 décembre 2021, l’état d’exception devient la règle, au moins jusqu’au 17 décembre 2022, date des prochaines législatives. Kaïs Saïed avait jusqu’alors refusé de produire la moindre feuille de route, arguant que ces demandes émanant de partenaires et d’institutions internationales constituaient une forme d’ingérence.
Car malgré des finances publiques exsangues, Kaïs Saïed se fait matamore, défie le FMI, les agences de notation internationales, qui ont le tort d’exprimer des doutes sur le climat des affaires, et tous ceux qui réclament des précisions sur ses objectifs et la méthode choisie pour les atteindre.
Usant et abusant des appels au « peuple », c’est bien le président, et lui seul, qui, à la faveur des mesures exceptionnelles, détient la totalité du pouvoir. Et qui choisit la date, chargée de symbole, du 17 décembre 2022 pour l’organisation des législatives. Tout comme celle du référendum qui doit avaliser la nouvelle Constitution fixé au 25 juillet 2022.
Le président s’inspire du régime des comités locaux instauré par Kadhafi et des principes du mouvement conseilliste
« Il veut s’approprier les dates de notre histoire ; le 25 juillet est la fête de la République et pas la célébration de son coup d’État », fulmine Anouar Abdelghani, du mouvement Contre le coup d’État du 25 juillet. « De quelles législatives parle-t-il, alors que son souci est d’écarter les partis et toute forme d’opposition et que son projet revient à composer une Assemblée à partir d’un tirage au sort ? » dénonce un observateur de la vie politique, qui espérait que Kaïs Saïed en finirait avec les islamistes, mais qui déchante au vu de la catastrophe économique.
Cette attitude récurrente du locataire de Carthage semble répondre à un souci d’effacer certains marqueurs de la Tunisie moderne pour s’inscrire dans l’histoire comme un père fondateur. De même veut-il figurer au panthéon des grands bâtisseurs en proposant d’ériger une cité dédiée à la santé à Kairouan (Centre) et à celui des révolutionnaires en ressuscitant, en la puisant dans les courants idéologiques qui ont mis en effervescence l’université dans les années 1970, l’idée de démocratie directe.
Le président s’inspire également du régime des comités locaux instauré par Kadhafi en Libye et des principes du mouvement conseilliste dérivé du trotskysme. « Kaïs Saïed tend vers un mix entre démocrature et basicrature, entendue comme pouvoir géré par une base. C’est une dérive populiste », commente une ancienne parlementaire.
Avant sa campagne électorale, Kaïs Saïed avait précisé, en annonçant sa candidature dans les colonnes de Jeune Afrique en octobre 2018, les principes de ce système. « Il faut inverser la tendance avec une totale réorganisation politico-administrative de la pyramide du pouvoir et aller du local vers le régional, pour synthétiser les attentes et les différentes volontés.
« Des conseils locaux, dont les membres, parrainés par des électeurs et des électrices, seront élus au suffrage universel après un scrutin uninominal à deux tours. Ils siégeront dans chaque délégation pour identifier les programmes de développement local. Leur mandat, basé sur la représentativité, sera révocable.
« Les projets seront présentés au conseil régional, issu des conseils locaux et auquel participent également les directeurs régionaux des administrations centrales. Ainsi, le plan de développement régional fera la synthèse des différents projets préparés au niveau local, avec une ergonomie dans les réalisations. Chaque conseil régional aura son représentant à l’Assemblée, et une alternance des membres dans les conseils régionaux permettra un auto-contrôle pour se prémunir contre la corruption et les dérives. »
Depuis son élection, il n’était jamais revenu sur cette organisation, se contentant de mettre en avant son slogan « le peuple veut ». L’ancien professeur, légendaire taiseux mais encore assez populaire, aurait pu soumettre son projet au Parlement sous la forme d’une initiative juridique. Mais sans l’appui des partis et avec des prérogatives limitées, il partait perdant et a préféré attendre le bon moment pour sortir du bois.
Tour de vis
Finalement, Kaïs Saïed n’a rien fait qu’il n’ait déjà évoqué dans Jeune Afrique : « Une fois à la tête de l’État, je m’adresserai au peuple tunisien pour demander une révision de la loi fondamentale. » Seulement, il n’avait jamais abordé les modalités de cette refonte ni annoncé sa volonté d’aller jusqu’à récuser la Constitution qu’il a juré de respecter et qui lui a permis d’être élu.
Beaucoup s’interrogent sur la préservation de ses acquis démocratiques et sur l’utilité de revoir l’ensemble de la Constitution
Ses soutiens ne semblent pas s’en émouvoir, mais Amine Mahfoudh, professeur en droit constitutionnel et membre du comité de constitutionnalistes chargé de la prochaine loi fondamentale, est catégorique : il assure qu’« il ne soutiendra pas un projet qui ne consolide pas les principes d’un État de droit et des libertés ».
La Tunisie n’en est pas encore là, mais beaucoup s’interrogent sur la préservation de ses acquis démocratiques, sur l’utilité de revoir l’ensemble de la Constitution, sur le coût de ce bouleversement politique, et constatent la mise à l’écart de tous les corps intermédiaires par le président mais aussi par le gouvernement.
La cheffe du gouvernement, Najla Bouden, a ainsi rappelé à l’ordre ses ministres en leur notifiant, à la mi-décembre, que les discussions avec les centrales syndicales devaient se faire via les services du premier ministère et non plus en bilatéral, une manière de centraliser les décisions et d’ignorer les canaux sectoriels. Elle les a aussi avisés que les contacts avec les médias, devenus rares, devaient être soumis par chaque département à l’accord des services de communication de la Kasbah.
Un tour de vis inattendu, alors que les problèmes économiques qui gangrènent le pays devraient être parmi les premières priorités de l’exécutif. L’équipe de Najla Bouden, qui travaille sous le contrôle direct de Carthage, dispose elle-même d’une marge de manœuvre très réduite.
Et quand le pouvoir agit contre la corruption et la spéculation, c’est pour mettre en place un système particulièrement contraignant, un remède qui pourrait se révéler pire que le mal. Interdiction de voyager sans autorisation pour les hommes d’affaires et les politiques, arrestation en dehors de toute procédure de Noureddine Bhiri, l’ex-ministre de la Justice, baisse des prix des denrées alimentaires décrétée par le président… L’inquiétant le dispute à l’absurde.

Manifestation contre Kaïs Saïed, le 14 janvier, à Tunis, à l'occasion du 11e anniversaire de la Révolution. © Yassine Gaidi/Anadolu Agency via AFP
« Les placements en résidence surveillée et les interdictions de quitter le territoire injustifiés, ainsi que les arrestations sur la base de suspicions constituent bien une forme d’autoritarisme, d’arbitraire et une tendance liberticide », décrypte un analyste qui craint que la chasse à la corruption et aux biens mal acquis que Kaïs Saïed prépare ne provoque d’importantes erreurs judiciaires et des drames.
Le président, qui escompte impulser une dynamique économique grâce à la récupération des biens mal acquis, n’explique pas comment il va identifier ces fonds ni par quels mécanismes il va en exiger la restitution et leur affectation.
Bras de fer
Depuis sa prise de pouvoir, aux allures de coup d’État étalé dans le temps, le président a accusé nombre de Tunisiens de malversations, mais n’a jamais pu présenter un dossier dûment documenté. Une situation troublante alors que Kaïs Saïed affiche, depuis fin octobre, sa volonté de mettre au pas la justice et sa détermination à en finir avec le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), qui refuse de se plier à ses exigences.
Comme d’autres, cette instance constitutionnelle rebelle devrait passer à la trappe dans l’ordre nouveau tel qu’imaginé par le président, qui n’envisage pas l’existence de structures de contrôle, a fortiori celle de contre-pouvoirs.
Petit à petit le malaise s’installe, le pays est à la croisée des chemins mais il est si divisé qu’il semble impossible de voir émerger un front politique pour rétablir un équilibre et constituer une force de proposition pour sortir de l’impasse.
Il n’a de cesse de dénoncer les complots tramés par une nébuleuse de traîtres à la Tunisie
Les soutiens du candidat Kaïs Saïed qui appelaient à la patience sont aujourd’hui excédés par l’absence de réalisations concrètes. Ils constatent que rien n’a été prévu sur le plan économique à part un projet encore flou de sociétés collectives chargées de conduire le développement régional. Aucune initiative n’a été engagée pour en finir avec l’économie de rente et une administration archaïque qui plombent le pays.
Entre les imprécisions et une feuille de route qui n’esquisse que les premières étapes d’une refonte du régime, les Tunisiens estiment ne pas avoir été entendus, même si une consultation à distance doit depuis janvier recueillir leurs propositions. « J’ai voté pour lui mais pas pour en arriver là », déplore un routier qui se souvient d’un Kaïs Saïed plein d’empathie pour le peuple tunisien et qui enlaçait tous les oubliés du développement qu’il recevait.
Un geste qui faisait du bien en regard d’une classe politique vérolée par les querelles partisanes et la corruption. Mais c’était un autre temps. Celui dont les accolades étaient comparées à celles de la prêtresse indienne Amma a troqué les câlins contre la poigne de fer. Il déploie aussi un discours paroxystique, parfois violent, voire menaçant, et n’a de cesse de dénoncer les complots tramés par une nébuleuse de traîtres à la Tunisie. Émerge peu à peu un clivage entre ceux qui soutiennent le président et ceux indignes d’être qualifiés de fils du pays.
Le candidat qui se proposait d’exaucer les souhaits du peuple est devenu un président de plus en plus isolé qui met à exécution son projet de refonte de l’État. « Nous a-t-il jamais écoutés ? Le peuple veut travailler, vivre dignement, pouvoir se soigner et manger à sa faim », résume un diplômé chômeur qui s’indigne que le président ne mette pas en application la loi 38 sur le recrutement par la fonction publique de diplômés en recherche d’emploi, qu’il avait pourtant promulguée.
Une déconvenue que les jeunes ne sont pas près d’oublier. « Kaïs Saïed se fourvoie au lieu de résoudre les problèmes économiques, conclut notre diplômé chômeur, il veut imposer sa vision sans comprendre que nos demandes sont tout autres. »