L’opinion lui impute volontiers la corruption et l’affairisme qui gangrènent le corps de la magistrature. Ancien ministre de la Justice de 2011 à 2013 et président du groupe parlementaire d’Ennahdha, l’avocat Noureddine Bhiri, 63 ans, est l’une des figures les plus controversées du parti islamiste, où il occupe la fonction de vice-président du bureau exécutif.
Perçu comme l’homme des coups fourrés à l’Assemblée des représentants du peuple – dont l’activité a été gelée le 25 juillet –, il y faisait la pluie et le beau temps depuis 2014. Il aura suffi d’une arrestation musclée digne d’un blockbuster hollywoodien pour qu’il devienne une victime.
Le 31 décembre au matin, des inconnus à bord de deux voitures banalisées le bloquent à la sortie de son domicile d’El Manar, à Tunis, et l’extraient énergiquement de son véhicule après avoir quelque peu bousculé son épouse, l’avocate Saïda Akremi.
Le « kidnapping » de Noureddine Bhiri par des forces inconnues devient l’information phare du dernier jour de l’année 2021, occultant l’arrestation, la même journée et selon le même mode opératoire, de Fathi Beldi, ancien conseiller des ministres de l’Intérieur Ali Laârayedh et Lotfi Ben Jeddou, limogé le 5 mars 2015.
Détenu au secret à Menzel Jemil
Les commentaires et les rumeurs sont allés bon train, d’autant qu’il a fallu attendre plusieurs heures avant qu’un communiqué officiel du ministère de l’Intérieur n’annonce, en début de soirée, avoir ordonné la mise en résidence surveillée de deux personnes, sans les nommer.
Cette pratique est illégale », fulmine le défenseur Abderrazak Kilani
Le texte, sibyllin, évoque une « mesure préventive dictée par la nécessité de préserver la sûreté nationale ». Des termes forts qui rappellent que le pays se trouve dans une situation exceptionnelle et que le parquet, aussi bien civil que militaire, peut intervenir à tout moment au nom de la sûreté de l’État.
Aussitôt, les mouvements des droits de l’homme et les partis politiques, notamment ceux du groupe « contre le 25 juillet », crient à l’arbitraire et dénoncent les méthodes policières qui rappellent celles décriées sous le régime de Ben Ali.
Le ministère public ne semble pas avoir ordonné ce qui est une arrestation de fait. « Cette pratique est illégale », fulmine le défenseur Abderrazak Kilani, qui rappelle la qualité d’avocat de son client et la protection que lui confère ce statut. Les spéculations prennent une telle ampleur que le ministre de l’Intérieur Taoufik Charfeddine s’est exprimé le 3 janvier au soir, sans citer de noms, pour indiquer au cours d’une conférence de presse que Bhiri « est soupçonné de terrorisme » pour avoir octroyé indument à des ressortissants syriens en fuite « la nationalité tunisienne et les documents officiels afférents ».
Le ministre a précisé qu’il a décidé de l’opération sans attendre le retour du parquet, saisi de l’affaire mais qui prenait, selon lui, trop de temps pour la traiter. Une diligence que certains jugent inquiétante et liberticide. D’autant qu’aucun élément n’étayant cette accusation n’a été rendu public, et que le ministère se refuse à tout autre commentaire.
Autorisé à voir Bhiri le 1er janvier, le bâtonnier de l’Ordre des avocats, Ibrahim Bouderbala, a indiqué que l’homme politique est détenu dans la région de Menzel Jemil (au nord de Tunis). Mais son comité de défense et son épouse, qui se sont présentés au district de la garde nationale de la zone où il est retenu dans un lieu secret, n’ont pas été autorisés à lui rendre visite.
Hospitalisé à la suite d’un malaise
La confusion est d’autant plus grande que Bhiri, atteint de nombreuses maladies chroniques, a été conduit à l’hôpital à la suite d’un malaise deux jours après son arrestation. « Il a subi les violences des bandits de Kaïs Saïed », s’emporte Rafik Bouchlaka, dirigeant d’Ennahdha et gendre de son président, Rached Ghannouchi, qui confirme que Bhiri a été admis en réanimation dans un hôpital de Bizerte à la suite d’un infarctus. Et qu’il a entamé, malgré son état de santé, une grève de la faim.
La situation d’état d’urgence, en vigueur depuis le 25 juillet, offre une plus grande latitude pour restreindre les libertés
La situation d’état d’urgence, en vigueur depuis le 25 juillet, offre une plus grande latitude pour restreindre les libertés. En 2017, à la suite d’attentats terroristes, l’état d’urgence avait, dans les mêmes circonstances, permis au chef du gouvernement Youssef Chahed de faire arrêter Saber Laajili et Imed Achour, deux hauts cadres sécuritaires soupçonnés à tort d’atteinte à la sûreté de l’État.
Machine à hypothèses
Reste que de nombreux Tunisiens souhaitent que Bhiri réponde du traitement des affaires Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi (assassinés en 2013) lorsqu’il était ministre de la Justice. D’autres invoquent le principe de présomption d’innocence.
Une chose est certaine : la machine à hypothèses tourne à plein régime. « Il peut s’agir d’une diversion. Les Tunisiens exigent qu’Ennahdha rende des comptes sur sa gouvernance et s’étonnent qu’aucun de ses dirigeants aient été vraiment inquiété. Le rapt de Bhiri satisfait partiellement cette attente mais coûtera cher sur le plan diplomatique », précise un analyste politique.
Le comité de défense de Bhiri a saisi plusieurs institutions internationales, dont l’Union internationale des avocats et l’Union des avocats arabes, et porté plainte contre le président de la République, Kaïs Saïed, et le ministre de l’Intérieur, Taoufik Charfeddine, pour enlèvement. Dans cet imbroglio, Fathi Beldi, dont on ignore le sort, a été oublié de tous, y compris des défenseurs des droits de l’homme.