Afrique du Sud : Desmond Tutu nous montrera toujours la voie

Grande figure de la lutte contre l’apartheid, l’archevêque sud-africain s’est éteint le 26 décembre dernier. Retour sur la vie d’un homme de paix qui n’a jamais perdu foi en la réconciliation.

Le Prix Nobel de la paix Desmond Tutu. © Jurjen Donkers/REPORTERS-REA

Le Prix Nobel de la paix Desmond Tutu. © Jurjen Donkers/REPORTERS-REA

Leonard Cortana
  • Léonard Cortana

    Doctorant en cinéma à la New York University et chercheur au Berkman Klein Center de Harvard.

Publié le 30 décembre 2021 Lecture : 4 minutes.

Le 26 décembre dernier, l’archevêque sud-africain Desmond Tutu, l’un des grands artisans de la lutte contre le régime de l’apartheid, nous a quittés. Le 31 décembre, les citoyens sud-africains sont invités à se recueillir devant sa dépouille avant qu’un dernier hommage national lui soit rendu dans les premiers jours de 2022. Les nombreux messages de sympathie en provenance des quatre coins du monde témoignent de l’impact de son combat au-delà de son propre pays et de la pertinence de sa pensée aujourd’hui.

Justice restaurative

Dans mon travail de recherche sur les mobilisations globales contre l’apartheid, Desmond Tutu garde une place singulière. Il est une des grandes figures de la justice restaurative. Ce modèle favorise la rencontre des victimes avec ceux qui ont perpétré les crimes pour connaître la vérité dans le but de pardonner et de se réconcilier. Les accusés peuvent demander une amnistie à condition de dire toute la vérité.

Desmond Tutu vota pour la première fois de sa vie à l’âge de 63 ans, dix ans après avoir reçu le prix Nobel de la paix

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Nelson Mandela avait porté Tutu à la direction des Commissions vérité et réconciliation quelques années après son élection en 1994 pour coordonner ces échanges difficiles. L’objectif était de montrer au monde entier que la nouvelle nation Arc-en-Ciel ne pourrait se reconstruire qu’en se délivrant de l’esprit de vengeance.

Une tâche bien difficile tant le système politique de l’apartheid officiellement établi en 1948 avait cruellement opprimé les populations noires en les privant de leurs droits civiques. Réduits pendant presqu’un demi-siècle à n’être que des citoyens de seconde classe, ils étaient forcés de porter une identification sous peine d’être arrêtés et étaient ségrégués dans des espaces qui les empêchaient d’embrasser toute possibilité de mobilité sociale. Ironie de l’histoire, Desmond Tutu vota pour la première fois de sa vie à l’âge de 63 ans, dix ans après avoir reçu le prix Nobel de la paix, en 1984.

Tant de vies ont été perdues dans ce combat. Et pas seulement parmi les Noirs, bien évidemment. Il y avait les métisses, catégorisés comme colored, les Indiens, mais aussi des Blancs. Bien que ces injustices n’aient pas touché toutes les personnes racialisées de la même façon, Tutu aimait souligner que, malgré le déni de certains, la nation sud-africaine toute entière sortait meurtrie des crimes de l’apartheid.

Il avait lui-même subi des menaces de mort et avait été violenté par des représentants de l’ordre. Dans les nombreux entretiens qu’il accordait aux journalistes du monde entier, il avouait n’avoir jamais été pleinement conscient du risque qu’il encourait en menant ses actions, mais qu’une fois de retour chez lui, il pleurait et priait.

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Douloureux examens de conscience

Quelles images pouvaient donc envahir la mémoire de Desmond Tutu lorsque se tenaient les Commissions vérité et réconciliation et qu’il écoutait sans relâche le récit de ces activistes, parfois très jeunes, torturés et jetés en pâture dans des champs ou des fermes secrètes, privant les familles du droit de les enterrer ? Une célèbre photo le montre cachant son visage pendant une audition pour se mettre à l’abri des caméras, bouleversé par la cruauté des histoires racontées et la détresse des familles.

Cependant, il ne se désengagera jamais de la philosophie qui lui donnait le courage d’accomplir sa tâche : favoriser l’acte de pardonner, et cela même trente ans après le démantèlement de l’apartheid, quand les écarts de richesse n’ont toujours pas été réduits et que la société sud-africaine demeure aussi ségréguée.

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Prenons garde toutefois aux raccourcis qui ont pu simplifier son travail. Il ne s’agit pas d’une rédemption facile qui lave les consciences sans affronter les vérités. Desmond Tutu ne pouvait entrevoir la réconciliation sans de douloureux examens de conscience, seul moyen d’apaiser celles et ceux qui portent dans leur chair les stigmates des injustices passées. À ceux qui l’accusaient outrageusement d’encourager les discours de victimisation, il répondait que les victimes sont celles qui refusent de regarder la vérité en face, acte nécessaire pour œuvrer au changement social et parvenir à plus d’égalité sociale et raciale.

Il n’y aurait pas de plus bel hommage à sa mémoire que de s’engager dans ces processus de justice restaurative

Le modèle sud-africain a sans doute beaucoup à nous apprendre pour affronter les propres ombres de notre histoire. Ouvrir les archives judiciaires du temps de la guerre d’Algérie est un premier pas qui demande à être suivi de nouvelles avancées. Les citoyens ultramarins luttent aussi pour connaître la vérité sur la chlordécone, ce pesticide responsable de la multiplication des cancers dans les Caraïbes françaises. Ils peinent à faire entendre leurs voix malgré les urgences de santé publique.

Et puis, plus proche de la lutte contre l’apartheid, l’assassinat de la représentante de l’ANC Dulcie September, en 1988 à Paris, n’a pas encore été élucidé et sa famille cherche toujours à savoir qui a commandité son meurtre. Elle demande ainsi la déclassification des archives lors du procès qui sera rouvert en avril prochain.

Dans un monde toujours plus fracturé et affaibli par les conséquences désastreuses de la pandémie sur notre volonté de vivre ensemble, la pensée de Desmond Tutu nous rappelle toute la difficulté de pardonner, mais aussi la responsabilité d’affronter les crimes passés pour aider les victimes. Bien que les réseaux sociaux semblent être aujourd’hui devenus des espaces violents de règlements de compte trop peu encadrés pour aider à aller vers le pardon, Desmond Tutu a toujours insisté sur la responsabilité de celles et ceux qui ont le pouvoir d’œuvrer à la réconciliation des peuples. Nombre de personnes puissantes ont manifesté leur admiration à l’égard de sa vie de lutte pour la paix, mais il n’y aurait pas de plus bel hommage à sa mémoire que de s’engager dans ces processus de justice restaurative, malgré l’inconfort que cette tâche peut représenter.

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