Affalé dans un fauteuil au fond de son bureau à peine éclairé, Issa Hayatou ne se lève pas pour accueillir ses visiteurs, ni ne leur serre la main. Dans ce bâtiment presque désert situé au cœur de Yaoundé règne une ambiance crépusculaire, accentuée par les traits creusés de son visage déjà habituellement émacié. C’est l’un des stigmates de la vilaine maladie qui l’affaiblit.
L’empereur déchu du football africain porte le poids de ses 75 ans, mais aussi celui d’une rancune tenace. Il n’a ni oublié ni pardonné ce qu’« ils » lui ont fait. Encore moins l’ultime humiliation que lui a infligée en août dernier le Comité d’éthique de la Fédération internationale de football association (Fifa), à lui, président d’honneur de la Confédération africaine de foot (CAF), qu’il a dirigée pendant près de trente ans (1988-2017), désormais suspendu jusqu’en août 2022 de toute activité liée au football.
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Sans doute les nouveaux dirigeants du football mondial ne souhaitaient-ils pas le croiser en janvier prochain dans les salons du stade de Yaoundé, où les autorités camerounaises l’auraient immanquablement convié pour l’ouverture de la Coupe d’Afrique des nations (CAN), le 9 janvier.
Viré de « sa » propre CAN à cause de ce dossier qui lui colle à la peau. On lui reproche de n’avoir pas respecté les règles de la concurrence dans la signature du contrat avec Lagardère Sports, et de n’avoir pas tenu informés certains membres du comité exécutif de la CAF de la reconduction de cette collaboration avec le groupe français, partenaire de l’institution depuis 2008.
« Lorsque j’ai quitté la CAF, il y avait plus de 133 millions d’euros de réserves de trésorerie. Allez demander à ceux qui se succèdent aux affaires aujourd’hui comment se portent les finances », lance, amer, Issa Hayatou. Il n’en dira pas plus. Seuls les éclairs dardant de son regard trahissent le supplice que lui vaut l’omerta qu’il s’impose. D’ailleurs, c’est prévu, il quittera Yaoundé début janvier. « Ça tombe bien. J’irai passer une visite médicale en Europe au moment de l’ouverture de la compétition. »
Deux présidents suspendus

Poignée de main entre Issa Hayatou (à g.), président de la CAF entre 1988 et 2017, et son successeur Ahmad Ahmad, le 17 février 2020, à Yaoundé. © AFP
Successeur d’Hayatou à la tête de l’instance, Ahmad Ahmad ne sera pas non plus parmi les invités de marque à la CAN. Non seulement parce que lui aussi a des ennuis de santé, mais aussi et surtout parce que le Malgache n’est pas sûr que sa présence soit souhaitée. De son lit d’hôpital, d’où il a répondu aux questions de JA par téléphone, il refuse aussi de se livrer, non sans partager sa lassitude et sa déception.
Ses amis d’hier l’ont lâché et le comité d’éthique de la Fifa a fini par faire rouler sa tête. Obnubilé par son ambition et par la volonté de mettre fin au long règne du « lamido » de Garoua, le surnom donné à Hayatou, il s’était engagé dans une aventure dont l’issue lui a été fatale. Et le bilan de son mandat est marqué par une baisse des recettes due à la rupture en novembre 2019 du contrat avec le groupe Lagardère Sports.
Le groupe français se trouve à la confluence des trajectoires des deux anciens présidents. Est-ce pour se débarrasser d’une image écornée que cette société spécialisée dans la gestion des droits sportifs, finalement rachetée à 75 % en février 2020 par le fonds d’investissement américain H.I.G. Capital, a changé de nom pour devenir Sportfive ? Ses responsables, que nous avons tenté de joindre, se sont refusés à tout commentaire. L’affaire est toujours pendante devant les juridiction arbitrales et commerciales de Suisse et de France où, estimant avoir subi un préjudice lors de la résiliation du contrat par la CAF, Lagardère essaie d’obtenir réparation.
Un déficit de 9,7 millions d’euros, une perte de 35,5 millions d’euros de réserves et un manque à gagner de 21,5 millions
Le football africain, lui, est le grand perdant des décisions de ses dirigeants. Lors de l’assemblée de mars 2021 à Rabat, au Maroc, le patron du département des finances de la CAF, Fouzi Lekjaa, avait tenté d’expliquer pourquoi la CAF avait accumulé sur l’exercice 2020 un déficit de 9,7 millions d’euros de trésorerie, une perte de 35,5 millions d’euros de réserves et un manque à gagner de 21,5 millions en revenus commerciaux par rapport à l’année précédente. Tout cela du fait de l’annulation de l’accord de diffusion et de commercialisation qui liait la confédération à Lagardère-Sportfive.
Pour appréhender la gravité de la situation, il faut comprendre le système des droits médias et marketing sur lequel la confédération s’est longtemps appuyée pour financer ses activités. La CAF centralisait alors la commercialisation des droits médias des fédérations nationales pour les compétitions telles que la CAN, le Chan, la Ligue des champions, à charge pour elle de déléguer l’exploitation des droits aux partenaires choisis.
Réserves en cash
Le premier contrat liant la CAF à Lagardère Sports, cette agence spécialisée dans le marketing sportif, a commencé en 2008, lors de la CAN au Ghana, et s’achevait en 2016. JA est en mesure d’en dévoiler les dessous en exclusivité. Le contrat portait initialement sur un minimum garanti de 130 millions d’euros sur huit ans. Mais les performances commerciales furent sous-estimées. Ainsi, pour la seule phase finale de la CAN qui s’est tenue en 2015 en Guinée équatoriale, le minimum garanti fut fixé dans le contrat à 9 millions d’euros, à répartir entre les différentes fédérations. Mais, selon nos sources, l’agence a finalement réalisé des gains évalués à 28 millions d’euros. Ces bénéfices excédentaires ont notamment servi à constituer les réserves en cash de la confédération.
S’appuyant sur ces performances au-dessus des prévisions, la CAF a réévalué ses compétitions pour négocier le nouveau contrat. En 2017, un contrat de 960 millions d’euros sur douze ans est signé. Au-delà de ce seuil, les deux partenaires se rémunéraient sur les excédents réalisés selon une grille de répartition. Le nouvel accord incluait les phases éliminatoires de la CAN, qui ne faisaient pas partie du package à commercialiser dans l’ancien contrat.
C’est finalement le renouvellement du contrat qui va venir gripper la machine. Issa Hayatou le reconduit en prenant des libertés avec les procédures en vigueur et en ne lançant aucun appel d’offres. Pourtant, une agence de marketing égyptienne fondée en 2009, Presentation Sport, avait déposé une offre de 1 milliard d’euros. « Les candidats ne se bousculaient pas », se justifie aujourd’hui un membre de l’entourage d’Hayatou. Quid de Presentation Sport ? « Quelqu’un avait glissé une enveloppe sous un bureau. Pour nous, cela n’était pas un dossier sérieux », poursuit la même source.
Gestion opaque

Gianni Infantino reçu par le président camerounais Paul Biya à l'occasion du Chan 2020, organisé par le Cameroun. © MABOUP
Avec le recul, l’administration confédérale a eu tort de mésestimer le dossier. En mars 2017, Presentation Sport va assigner la CAF devant les tribunaux égyptiens et devant la Commission d’éthique de la Fifa. Reconnu coupable d’avoir faussé les règles de la concurrence et d’avoir signé le contrat sans y associer certains membres du comité exécutif, le « vieux » venait ainsi d’offrir l’arme fatale à ses adversaires.
Quelques semaines plus tard, en mars 2017, il est défait par Ahmad Ahmad à l’élection pour la présidence de la Confédération. Élu à la tête de l’instance, le Malgache ne tarde pas à remettre en question le principe de la centralisation par la CAF de la commercialisation des droits TV des éliminatoires de la Coupe du Monde.
Pour le Mondial de 2018 en Russie, un consortium mené par Lagardère avait concédé une clause prévoyant un minimum garanti de 21 millions d’euros. Mais à l’époque, le Maroc, l’Égypte et l’Algérie avaient refusé de céder leurs droits. La prime variable payée pour la performance ne leur a donc pas été reversée. Environ 16 millions furent ainsi redistribués aux autres fédérations. Où sont passés les 4 millions restants ? Mystère. De forts soupçons de détournement pèsent sur l’administration Ahmad Ahmad.
L’arrivée d’Ahmad ne met pas fin aux mauvaises pratiques
Dans les couloirs de la Fifa, on espérait que le départ d’Hayatou mettrait fin aux problèmes d’opacité qui gangrenaient la CAF. Pendant son règne, les fortes sommes d’argent issues du contrat des droits TV étaient à l’origine de l’immense pouvoir d’Hayatou. Mais sa gestion s’est révélée pour le moins nébuleuse. Toutes les transactions se faisaient en liquide, même les salaires étaient payés en cash. Malgré tout, le prince de Garoua passe pendant toutes ces années entre les gouttes. En 2014, un scandale de corruption balaie la Fifa, emportant son patron de l’époque Sepp Blatter et Michel Platini. Hayatou n’est pas inquiété.
L’arrivée d’Ahmad ne met pas fin aux mauvaises pratiques. En novembre 2020, le Malgache est reconnu coupable par la commission d’éthique de la Fifa d’avoir « manqué à son devoir de loyauté, accordé des cadeaux et d’autres avantages, géré des fonds de manière inappropriée et abusé de sa fonction de président de la CAF ».
En septembre 2018, une Assemblée générale est convoquée à Charm el-Cheikh, en Égypte. Il est décidé de mettre fin à la centralisation pour les éliminatoires de la Coupe du Monde prévue au Qatar en 2022. Coup de théâtre quelques mois plus tard : la Fifa écrit à toutes les fédérations africaines pour les enjoindre de revenir sur cette décision, qu’elle avait inspirée. Elle leur demande de lui octroyer le mandat de commercialiser les droits TV et marketing. C’est une nouveauté. Avant cela, la CAF centralisait uniquement les droits médias. Cela lui permettait notamment d’afficher ses propres sponsors pendant les matchs à domicile.
Non seulement la Fifa revient sur une décision prise quelques mois auparavant, mais elle propose aux fédérations un partenariat sans préciser le minimum garanti. Selon une source au cœur des négociations, il a simplement été promis verbalement aux fédérations qu’elles encaisseraient au moins autant que pour les éliminatoires de Russie 2018. « Cela est déjà, en soi, curieux parce qu’à l’époque la CAF ne centralisait et ne commercialisait que les droits médias. Comment la Fifa a-t-elle pu proposer le même montant ? », s’étonne notre source.
En octobre 2019, Zurich envoie au Caire une équipe de cadres maison dirigée par Fatma Samoura – nommée secrétaire générale – secondée par des proches de Gianni Infantino comme Luca Piazza, directeur des réformes, et de Mario Gallavotti, surveillant général. Un mois plus tard, Ahmad Ahmad missionne le directeur commercial de la CAF et secrétaire général de l’instance, Abdelmounaïm Bah, pour résilier unilatéralement son contrat avec Lagardère Sports.
Rupture de contrat fatale
Pour quelles raisons ? « Cette agence n’avait pas de concurrent. Le président Hayatou gérait en bon père de famille, mais il avait eu l’imprudence de signer ce contrat sans tenir compte des règles. Nous étions sous la pression des tribunaux égyptiens, nous n’avions pas d’autre choix que de résilier ce contrat », explique à JA le Malgache. En 2017, un rapport de la commission de la concurrence du Marché commun d’Afrique orientale et australe (Comesa) a décrit le contrat entre Lagardère Sports et la CAF comme ayant des effets portant atteinte à la concurrence.
La rupture du contrat avec Lagardère a aujourd’hui des conséquences désastreuses pour le football africain. Les droits de la Coupe du Monde dont la Fifa avait déjà repris la commercialisation n’ont jamais trouvé preneur. Malgré l’élection de Motsepe en mars 2021, la Fifa n’est pas parvenue à signer un seul contrat de diffusion. Aucun des potentiels repreneurs cités, comme les Chinois de Wanda Group, n’ont finalement transmis d’offre concrète. Ces derniers mois, la crise est patente. Au bout de quatre journées d’éliminatoires pour la Coupe du Monde au Qatar, aucun des diffuseurs majeurs en Afrique n’avait repris le signal. Résultat : les matchs n’étaient diffusées que sur la chaîne YouTube de la Fifa.
Dans sa recherche désespérée d’un diffuseur, même si la raison officielle invoquée fut la pandémie de Covid-19, la Fifa a préféré reporter à plusieurs reprises le début des éliminatoires de la zone Afrique. Résultat : en ce deuxième semestre 2021, la programmation des matches éliminatoires pour Qatar 2022 obéit à une cadence démentielle, parfois au rythme d’un match tous les trois jours. Le temps presse, car toutes les équipes qualifiées doivent être connues au plus tard en mars 2022. C’est la condition pour que se tienne le tirage au sort de la Coupe du monde à la date prévue, en avril.