Les accords d’Evian, signés le 18 mars 1962 entre les dirigeants du FLN et le gouvernement du général de Gaulle, actent la fin de 132 ans de présence française en Algérie. L’indépendance sera proclamée le 5 juillet.
Installée à Rome, la rédaction de Jeune Afrique, qui a couvert la guerre depuis son déclenchement en octobre 1954, prépare un numéro spécial pour marquer l’événement.
Ces frères tunisiens, premiers visiteurs de l’Algérie libre, ont même droit à un discours de bienvenue
Mais comment contourner l’interdiction du magazine décrétée par l’administration française ? Comment acheminer en Algérie les 40 000 exemplaires du journal pour y être distribués à l’heure même où les Algériens fêtent leur libération ? Béchir Ben Yahmed, dit BBY, décide d’affréter un DC4 de Tunis qui décolle de Rome vers Constantine. L’avion, qui sentait encore une forte odeur du poisson, atterrit le 6 juillet avec six tonnes de journaux à son bord.
À l’aéroport, BBY et son chauffeur et « aide de camp » Saïd sont accueillis comme des héros. Ces frères tunisiens, premiers visiteurs de l’Algérie libre, ont même droit à un discours de bienvenue de la part du chef des autorités portuaires. BBY répond par un autre discours.
La cérémonie expédiée, il loue un camion, charge les 40 000 exemplaires et entame avec son chauffeur un long périple de l’Est à l’Ouest, en passant par Alger.
Partout dans le pays, les Algériens fêtent la libération dans l’euphorie. Jeune Afrique, dont la Une est un photomontage représentant une jeune femme qui brandit une pancarte avec le slogan « Libres et heureux », se vend comme des petits pains. Les derniers exemplaires sont écoulés le 8 juillet, à Oran. Dans cette ville où Albert Camus a planté les décors de son roman La Peste, publié en 1947, la guerre n’est pas encore finie.
« Énorme réussite »
Les derniers sicaires de l’OAS et les combattants du FLN s’entretuent. Les musulmans se terrent, tandis que les rues sont le théâtre de massacres. L’OAS, fondée en février 1961 par les ultras de l’Algérie française, est résolue à mener sa politique de la terre brûlée. Son mot d’ordre : la valise ou le cercueil.
Les 40 000 exemplaires de Jeune Afrique vendus, BBY et son aide de camp prennent le train pour Alger. Surprise : dans ce climat de terreur, le trafic ferroviaire, assuré par des cheminots français, fonctionne normalement. Les trains partent à l’heure, comme si de rien n’était.
« Le pays continue de fonctionner », écrit BBY dans ses Mémoires. D’Alger, ce dernier prend l’avion pour rallier Paris, puis Rome. Sacré « coup » que cette distribution de numéros de Jeune Afrique durant ces jours historiques de l’indépendance. Cette « énorme réussite », cette « expérience mémorable », JA la doit à Robert Namia, son directeur artistique.
Natif de Aïn Beïda, dans l’est de l’Algérie, ce juif anticolonialiste a combattu durant la guerre d’Espagne dans les rangs des brigades internationales, travaillé au quotidien Alger-Républicain, côtoyé Camus et s’est engagé avec les Algériens en faveur de leur indépendance. Ce numéro spécial de Jeune Afrique imaginé par Robert Namia, c’est sa façon de prendre part à cette libération. « Il vibre à l’idée que son pays natal va affronter un nouveau destin », écrit BBY.
Le directeur de JA ne repart part à Rome les mains vides. Outre les recettes, il a dans sa valise un long reportage sur les premiers jours de l’Algérie indépendante qui sera publié dans le prochain numéro. En mars 1963, BBY retourne à Alger pour interviewer Ahmed Ben Bella, le premier président, porté au pouvoir sur les chars de l’armée des frontières à l’été 1962.
Pour BBY, Ben Bella n’a pas l’étoffe d’un chef d’État
Ce pouvoir, Ben Bella va l’exercer, le partager et le disputer avec deux autres personnages que BBY aura l’occasion de rencontrer à diverses reprises : le colonel Houari Boumédiène et le jeune ministre des Affaires étrangères Abdelaziz Bouteflika. Les « trois B » marqueront, chacun à sa façon, le destin de l’Algérie.
Ahmed Ben Bella n’est pas seulement l’homme que les militaires ont installé à la tête du jeune État. Il est aussi l’homme lige du président égyptien Nasser, qui en a fait presque un affidé. À Alger, le jeune chef de l’État est quasiment sous la coupe des services secrets égyptiens. Ben Bella est panarabiste, communiste, antibourguibiste. De lui, BBY a une opinion mitigée.
S’il apprécie son côté séduisant, idéaliste et sincère, il ne s’en montre pas moins sévère sur ses défauts. Ben Bella est influençable, manque de réalisme et n’a pas les qualités d’un Hassan II ou d’un Bourguiba. Bien qu’il soit populaire en Algérie et jouisse d’un prestige certain à l’étranger, il n’a définitivement pas l’étoffe d’un chef d’État.
Ben Bella ne sera pas tendre avec Jeune Afrique, dont il interdira un des numéros qui a eu le tort de lui déplaire. Pas rancunier, il fera lever la censure en recevant BBY dans son bureau, un jour de 1963. « L’interdiction est levée, lance Ben Bella. Maintenant, parlons-en. » Un homme d’honneur Ben Bella, mais qui se trompe souvent grossièrement, décrète BBY. Notamment sur ses compagnons qui l’ont placé au palais d’El-Mouradia.
Boumédiène et BBY : le cendrier de la discorde
Porté au pinacle par les militaires en 1962, il sera destitué par les mêmes lors du putsch du 19 juin 1965, dont les deux principaux instigateurs sont Boumédiène, ministre de la Défense, et Bouteflika, ministre des Affaires étrangères. Emprisonné pendant quinze ans dans le plus grand secret, Ben Bella ne sera libéré qu’à la mort de Boumédiène. « Nous nous sommes beaucoup battus, à Jeune Afrique, pour sa libération, et il nous en a été reconnaissant », admet BBY dans ses Mémoires.
Quant à Houari Boumédiène, BBY l’a rencontré en mars 1962 à l’époque où le jeune colonel stationnait à Ghardimaou, dans le nord-ouest de la Tunisie, où se trouvait une ancienne caserne de l’armée française que les autorités tunisiennes avaient mise à la disposition des Algériens pour en faire le siège de l’état-major de l’ALN. Il en est alors le chef incontesté, mais pas incontestable. Taciturne, secret, froid, calculateur, noctambule, l’ascétique colonel fuit les journalistes.

Béchir Ben Yahmed, dans les locaux de Jeune Afrique, à Paris, en 2010. © Bruno Levy pour JA
Quand il accepte de recevoir BBY, il le fait venir à minuit. C’est à cette heure que Boumédiène aime démarrer ses journées. La rencontre entre les deux hommes dure quatre heures. « Il tient un langage de marxiste arabe, observe BBY. Assez extrémiste, très admiratif de Castro, il prône un nassérisme sans Nasser, le panarabisme… Il a un petit côté arrogant, un peu “moi-je-sais-tout-vous-ne comprenez-rien.” » Déjà, en ce mois de mars 1962, Boumédiène ne dissimule pas sous son burnous son ambition pour le pouvoir.
La deuxième rencontre, pas vraiment personnelle, se déroule en novembre 1974. À l’occasion du 20e anniversaire du déclenchement de l’insurrection de 1954, un millier de personnes, dont plusieurs chefs d’État, sont invitées à assister à la projection en avant-première du film de Mohamed Lakhdar Hamina, Chronique des années de braises, qui obtiendra en 1975 la Palme d’or à Cannes.
Flanqué de sa garde rapprochée constituée d’Abdelaziz Bouteflika, d’Ahmed Medeghri et de Chérif Belkacem, Boumédiène arrive avec une heure de retard. La ponctualité n’est pas la politesse des seigneurs d’Alger. Devant les fauteuils du premier rang, on place des cendriers sur pied. Dans la salle, personne ne fume. Personne n’ose fumer. Sauf ces quatre-là, qui tirent sur leurs gros cigares pendant toute la projection. Le privilège des oligarques du clan d’Oujda.
Bouteflika ne comprend pas pourquoi le directeur de Jeune Afrique ne nourrit pas d’ambitions politiques
La troisième rencontre se tient un an plus tard. BBY est à Alger pour interviewer le chef de l’État algérien. Dans le salon présidentiel, Houari Boumédiène allume un énorme cigare arrivé spécialement de Cuba. Un seul cendrier est posé devant lui. BBY sort son paquet de Gitanes. Boumédiène ne partage pas son cendrier avec son hôte, si bien que celui-ci est obligé de se lever pour y secouer la cendre de sa cigarette.
Bouteflika ? Séducteur et attachant
Boumédiène le fusille du regard. Exaspéré par ce jeune directeur qui allume une deuxième cigarette, il se lève pour chercher un autre cendrier, qu’il dépose bruyamment sur la table, d’un geste sec. « J’ai eu l’impression d’avoir devant moi un parvenu », tranche BBY. Jeune Afrique sera interdit en Algérie de 1976 à 1998.
Ministre des Affaires étrangères de 1963 à 1979, numéro deux du régime de Boumédiène, dauphin putatif de ce dernier, Bouteflika fait forte impression à BBY. « En soixante ans, je n’ai jamais rencontré un homme d’une intelligence aussi brillante », reconnaît le fondateur de Jeune Afrique. Séducteur, attachant, il pouvait éblouir par sa science des relations internationales.
Au cours de sa longue carrière à la tête de la diplomatie algérienne, il croise souvent BBY à Tunis ou à Paris, où le sémillant ministre algérien se rend parfois incognito. Bouteflika ne comprend pas pourquoi le directeur de Jeune Afrique, qui fut secrétaire d’État à l’Information dans le cabinet du Premier ministre Habib Bourguiba entre 1956 et 1957, avant de démissionner, ne nourrit pas d’ambitions politiques.
Pourquoi n’envisage-t-il pas devenir un jour chef de l’État, ou au moins Premier ministre ? Et comment est-il possible que BBY ne fasse pas en sorte de le devenir ? Bouteflika ne comprend pas ce manque d’appétence pour le pouvoir. À la vérité, Bouteflika pense à lui-même en s’adressant ainsi à BBY. Lui n’a jamais fait mystère de cette ambition d’accéder au plus haut sommet de l’État. Ce qui sera fait en 1999. Vingt ans après la mort de Boumédiène. Au terme d’une « traversée du désert » qui aura duré deux décennies.